Vacarme 14 / processus

Dans l’image « Ceci est une pipe », de Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard

par

Le 8 janvier, dans le cadre d’une série intitulée « Journaux intimes », Canal+ diffuse Ceci est une pipe de Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard (avec la collaboration de Xavier Brillat). Une réflexion sur les pouvoirs de l’image, sur la représentation des corps et de la sexualité, sur la fabrication d’un film, sur l’intime et le public, sur la confusion des genres.

Ceci est une pipe commence trois fois.

PREMIER DÉBUT. En gros plan, l’entrejambe d’un homme. Un autre homme s’approche, le branle et le suce. Générique : « Ceci est une pipe ». Rien qu’une pipe en effet - le cadre est si serré qu’il ne ménage pas de point de fuite. On reconnaît cette image, on l’a déjà vue dans des films pornos. Mais elle n’est pas ici tout à fait à sa place. L’entrée en matière des films X est en général moins abrupte. Et la tautologie du titre renforce l’effet de sidération de l’image. Redondance idiote de la légende ou déclaration d’intention ? Les deux à la fois.

L’ouverture du film est une pelote pleine de nœuds. Il sera question de pornographie : la représentation sans arrière-plan de l’acte sexuel. Il sera question des images et de leurs légendes : ceci est une pipe : pas une métaphore ni un simulacre. Aucun texte ne vient mettre l’image à distance d’elle-même. Car c’est le texte qui est ici plein d’arrière-pensées. D’un côté, la vieille histoire de l’incarnation : ceci est mon corps. De l’autre, la vieille histoire de la représentation : sur le tableau d’une pipe, Magritte écrivait « ceci n’est pas une pipe ». Il croyait, et bien d’autres avec lui, que les images sont traîtres, que les textes le sont aussi, que les image comme les textes sont une expérience de l’absence des choses, de leur disparition dans la représentation. Les choses ne sont pas là où vous les voyez, on connaît cette chanson. Trividic et Bernard disent d’emblée qu’ils ne l’entendront pas de cette oreille.

DEUXIÈME DÉBUT. Le film revient sur sa genèse. Dans un café, le producteur Patrick Sobelman propose à Trividic et à Bernard de livrer chez eux une chaîne de post-production complète. Il s’agirait de faire un film « à la maison », « comme on écrit un livre ».

Il y a toujours un risque à s’engager dans un travail de création qui, pour ne tenir qu’à un projet, peine à trouver un sujet. C’est le piège classique des journaux intimes. Dans la foulée, la menace de l’insignifiance et de la tautologie. Et la pression de la commande : le calendrier, vieil ennemi, quand rien ne semble avancer que le temps. Trividic et Bernard font de ces problèmes l’une des matières de leur film. Ceci est une pipe est une chronique de l’expérience créatrice. Mais ce qui pourrait n’être que loi du genre (tout journal de créateur est journal de création) ou cliché rhétorique (tout artiste se double d’un critique) prend ici un tour particulier. Parce qu’ils sont deux, les métaphores usuelles du carnet comme alter ego et du journal comme confident ne fonctionnent pas tout à fait. Sans cesse, dans le tête-à-tête de l’auteur avec sa chose et dans la rumination de soi-même qui sont au principe du journal d’artiste viendra s’immiscer un tiers. Ensuite, parce que le projet décrit par la production s’inscrit dans un contexte où l’intime est devenu le maître mot d’une partie importante des propositions culturelles, politiques et sociales contemporaines. Le film est ainsi traversé par une double question : quel est le sens de cette exposition en place publique de ce qui est par définition contenu dans la sphère privée ? et qu’advient-il, dans ces conditions, de l’intimité, quand la frontière entre l’intérieur et l’extérieur est à ce point chamboulée ? La house music, à laquelle le projet du producteur peut faire penser, et les home sites du réseau ont ceci de commun qu’ils empruntent et bricolent des images et des sons venus d’ailleurs, de l’extérieur. Ceci est une pipe- « journal extime » comme l’indique le sous-titre - ne sera pas en reste.

TROISIÈME DÉBUT. « Le début est presque impossible à situer », raconte en voix off un narrateur - appelons-le PMB. « Au moment où j’ai volé le livre » ? ou bien « au moment où je l’ai découvert » ? Début à double détente : au premier tiers du film, la scène du vol sera l’occasion d’une réorientation du récit, d’une redistribution de ses cartes.

Le livre en question est l’exemplaire de démonstration d’un recueil de photos de nus masculins dont les sexes ont été découpés avec une précision maniaque. « Qui a fait ça ? » Mauvaise question, celle qui ne peut recevoir de réponse. Mais mauvaise réponse, aussi, celle qui ne laisse pas de temps à la question. L’amant de PMB - appelons-le PiRT - s’y frotte en théoricien pressé : « le visible ravagé par l’invisible », « plus on voit, moins on voit » - formules auto-reverse qui tiennent lieu de pensée, auxquelles PMB oppose une résistance butée : « Je réfléchis ».

L’exemplaire de démonstration n’est pas à vendre. Impossible aussi d’en bricoler un comme le suggère PiRT : ce ne serait plus le vrai. C’est que le vrai est à la fois non monnayable et non reproductible. Faute de quoi, il perdrait cette aura, que Benjamin définit comme « l’unique apparition d’un lointain ». Reste à savoir ce dont il est l’exemple et ce qu’il manifeste exactement.

Trois début : celui du film, de son projet et de son récit. Trois objets : une hypothèse théorique, un dispositif formel, une énigme. C’est à dénouer les fils et à tisser des liens entre ces trois programmes (l’essai, la chronique, l’enquête) que le film s’attèle, sans rien sacrifier de la diversité des pistes (le réel est généreux) et sans rien lâcher de la question du sens (le réel est obscur). A ce niveau d’ambition, la question reste entière : comment commencer ? Retour à la case départ.

GENÈSE.

PMB et PiRT se sont répartis le monde et les tâches : dedans / dehors, l’ours en sa tanière et le lapin d’Alice, le ressassement intransigeant et le sac à malices. PiRT : « Quand on ne sait pas par où commencer, il y a deux trucs possibles : la Genèse et l’Histoire naturelle de Pline ». Autant commencer par le commencement. L’Eden, donc, matrice narrative et marmite conceptuelle.

Il y aura donc un jardin. Cela tombe bien, PiRT aime la botanique, et des terrasses luxuriantes encerclent l’appartement. Et dans le jardin, un nain, comme un souvenir des séraphins et des chérubins qui gardaient l’Eden. Le jardin pourrait être l’enclos de l’intime, la garantie de l’innocence des désirs et des corps. Et le film fait à la maison, dans son ambition de réduire au maximum toute intrusion de l’extérieur, est le dispositif adéquat à la démonstration de cette innocence. Soient deux corps filmés avec la même évidence à la toilette, dans le sommeil ou dans l’acte sexuel, ici débarrassé des agencements de la faute et de la confession, du secret et de la vérité. Ce paradis où s’ancre le désir du couple trouve à se figurer dans des images « naturalistes » qui ne semblent s’émerveiller que de la simplicité de ce qu’elles montrent, en même temps que dans des images au noir et blanc rayé, aux trucages instables et incertains : Lumière et Méliès - une enfance de l’art, une genèse du cinéma.

Le film, pourtant, sait que rien n’est si simple. Car la Genèse raconte aussi qu’il n’y a pas de frontière étanche, qu’un intrus est toujours dans la place, qui regarde et envie, que le privé est hanté par le public. Et comme le dispositif du film est homologue à ce qu’il raconte et découvre, il apparaît vite que « deux » ne suffit pas. Il faut bien qu’il y ait quelqu’un derrière la caméra - Xavier Brillat, qu’on ne verra jamais à l’écran. Il faut bien qu’il y ait un spectateur pour regarder, et pour demander, comme PMB devant les sites personnels du net ou des films X : qu’est-ce qu’ils veulent me dire ? Qu’est-ce qui m’intéresse dans tout ça ? Le jardin était une serre, les terrasses sont vitrées et le regard de Human Bomb imprimé sur des assiettes accrochées dans le couloir surveille les habitants.

EXODE.

Il faut donc en revenir au regard, à ce trouble que l’image suscite. En revenir à l’exemplaire de démonstration, dont les sexes caviardés sont la trace du regard d’un autre, en revenir à l’énigmatique émotion qu’il a soulevé chez PMB : retour dans la librairie. Mais cette fois, le regard se fait geste : PMB vole le livre, et ce geste répond à celui du voleur de sexe. Significativement, ce détour du film par un questionnement de la nature du regard porté sur les images est précédé par une virée à l’étranger et s’achève avec le commentaire d’un passage de l’Exode. Deux périples dont on rapporte un fétiche : un cheval de bronze, trophée barcelonais pour un film précédent, qui est au Veau d’or du peuple de Moïse ce que le nain de jardin est aux gardiens de l’Eden : une dernière forme visible.

Car c’est autour de la question du fétichisme de l’image que tournera désormais le film. Pour la traiter, il faudra rassembler toutes les pièces d’un puzzle amassées jusqu’alors : une série de rapport-limites à l’image à partir desquels on remontera jusqu’à une série correspondante d’états-limites de l’image : images pornographiques, qui suscitent chez le spectateur la jouissance qu’elles représentent ; images d’infamie, qui effectuent pour la victime le châtiment qu’elles figurent. Dans ces deux cas, une « catastrophe » iconique : épiphanie (l’image semble se résorber derrière la chose représentée) et performance (l’image semble effectuer la visée de la chose).

PMB a trouvé chez Pline l’histoire de la Vénus de Cnide, cette sculpture de Praxitèle qui fut profanée par un amoureux : l’ancêtre de l’exemplaire de démonstration. L’affaire de la Vénus fut au centre de la controverse, à Byzance, entre les iconoclastes (qui craignaient que les hommes fussent happés par des simulacres) et les iconodoules (qui estimaient que la vénération des images transporte vers l’original). Chez les uns et les autres, une conscience commune de leur puissance. Ceci est une pipe pourrait bien être une contribution par l’exemple à ce très vieux débat qui hante tout le rapport occidental à l’image. Mais pas question pour ses auteurs de limiter leur intuition à tel ou tel type d’image. Parce qu’ils croient dans une théorie générale des images, leur film est une anthologie des régimes de l’image qui met sur le même plan images réalistes (qui dissimulent leur artifice) et images composites (qui l’exhibent au contraire), citations et pastiches. Sans cesse le film construit des images a priori naturalistes à la manière d’images truquées, en multipliant les plans à l’intérieur du cadre - d’où son goût pour les écrans de télévision, les portes ouvertes, et toutes sortes de miroir - du matériel de surveillance dans une librairie à l’argent d’une petite cuiller.

AMOUR

L’exposé final de PiRT sur l’épisode du Veau d’or - exemple archaïque de la confusion de la chose et de sa représentation - s’organise selon ce même principe de construction « en abîme ». La rêverie sur le passage biblique procède d’une anecdote : celle d’un attentat au couteau contre le tableau de Poussin, L’Adoration du Veau d’or, à l’endroit précis du Veau. A l’époque, un conservateur s’était alors fendu d’un commentaire accablé : comment pouvait-on s’en prendre à une œuvre d’art ?. Le film ne dit rien de ce commentaire, mais il en prolonge le motif dans un épilogue amer et ironique : tout est arrangé avec le libraire de l’exemplaire de démonstration. Le vol du livre n’en était pas un, c’était un geste d’artiste. Il ne s’est rien passé. La confusion des images et des choses était une illusion, tout est à sa place.

Il s’est passé quelque chose, pourtant : une déclaration (de guerre ? de foi ?) qui oppose le principe d’une innocence des images à tous ceux qui ne veulent voir dans les images qu’un simulacre où s’absente le réel. Et aussi : une déclaration (de guerre ? de foi ?) qui oppose le principe d’une responsabilité des images à tous ceux qui plaident au contraire pour leur irresponsabilité constitutive - qu’on mette des noms dans les cases correspondantes. Et de rappeler opportunément qu’innocence et responsabilité ne sont pas nécessairement des notions incompatibles : quand elles sont rassemblées, cela s’appelle l’amour.

Post-scriptum

Il y a des œuvres qui donnent immédiatement envie, après qu’on les a vues, d’engager la conversation avec leur auteur. Joie : ceux-ci sont des amis. P M Bernard est le maquettiste et l’un des iconographes de Vacarme, il est arrivé à P. Trividic d’y écrire et à Xavier Brillat d’y donner des photos. Home movie, critique de famille.