offrir la ville entretien avec Anne Querrien

Anne Querrien anime les Annales de la Recherche Urbaine. Elle récuse ici la conception ternaire de l’espace urbain qui s’est imposée dans le débat public : au centre, la bonne société ; dans les cités, un lumpen ; dans les pavillons, tous les autres, écartés du centre, fuyant la racaille. Statique et moralisateur, ce schéma réduit la dynamique des espaces urbains à un désir d’entre-soi, assouvi ou frustré, et rate la bonne question : comment offrir à chacun le même droit à la ville ?

Vous venez de co-diriger le dernier numéro des Annales de la Recherche Urbaine (n° 102) consacré à « individualisme et production de l’urbain ». Comment cette notion d’individualisme, dont la dimension est avant tout sociologique, a- t-elle pris corps dans le champ des études urbaines ?

Nous voulions mettre en débat l’hypothèse selon laquelle le développement contemporain du périurbain serait essentiellement fondé sur une attitude politique de rejet de l’autre et de repli sur la sphère privée. La douzaine d’articles que nous avons rassemblés témoigne d’un phénomène aux multiples dimensions. Au départ, il y a le problème de la taille de l’habitat. Dans tous les pays européens, on observe une augmentation des surfaces habitables. C’est le mouvement inverse pour les espaces de travail : la surface moyenne des bureaux diminue régulièrement. Le désir de confort se reporte alors logiquement sur l’habitat. Or ce mouvement se nourrit du développement individualiste de l’espace privé. Aujourd’hui, en caricaturant un peu, chacun possède ou du moins aspire à posséder sa pièce propre. Certes, les parents et les enfants se retrouvent toujours autour d’un repas par jour, mais les temps de loisirs intra muros se vivent beaucoup plus souvent séparément. Auparavant, cela n’était possible que dans des familles très riches. C’est une chose que le périurbain permet beaucoup plus largement.

Cela remonte en particulier au développement massif des pavillons à partir des années 1970. C’est à ce moment qu’émergent des promoteurs de type Bouygues et Phénix ; ils parviennent alors à produire en pavillon un espace moins cher qu’un espace de même surface en immeuble collectif. En pavillon, on peut se loger dans 100 ou 150 m2 grâce à l’aide personnalisée au logement là où, en collectif, on n’habiterait que 60 ou 80 m2 pour un coût à peine moins élevé. C’est une tendance lourde, d’ailleurs pour partie responsable de la paupérisation du secteur locatif HLM, qui proposait pourtant, dans les années 1970, des logements spatieux relativement à la moyenne. Ils sont nettement plus petits aujourd’hui, donc beaucoup moins attractifs. On peut condamner l’étalement urbain, dire qu’il faut arriver à tout ramener au centre, mais en termes de coût économique, on ne sait pas le faire — c’est plus simple d’étaler.

Par ailleurs, l’État encourage la propriété privée du logement comme un stabilisateur social : les propriétaires vont s’occuper de leur logement, le transmettre aux enfants, donc seront moins enclins à se révolter ! L’État a ainsi fait en sorte que les aides au logement pour les familles pauvres soient plus importantes en maison individuelle. Une famille avec deux enfants, logée en immeuble collectif, avec un revenu d’un Smic et demi, touchera une APL mensuelle inférieure de 100€ à ce qu’elle percevrait si elle disposait de 20m2 de plus dans un pavillon. Le désir de propriété investi dans le pavillon individuel en accession à la propriété est donc aussi, tout simplement, un calcul rationnel, lié à l’ensemble des dimensions de l’offre — d’autant que les banques sont parfois moins regardantes quant à la stabilité des ressources que les propriétaires bailleurs.

L’autre problème, c’est que la propriété n’est pas fluide. Elle est conçue comme un patrimoine à capitaliser. Ce n’est pas du transitoire. C’est là l’un des blocages du marché du logement. On achète et on vend un bout de terre, avec tous les phénomènes de rente que cela suppose, au lieu d’acheter et de vendre un droit d’usage, et une responsabilité d’entretien. Lorsqu’on possède un bien, on spécule toujours sur l’augmentation de sa valeur avec le temps ; dans le cas des pavillons, dans certaines périphéries, cet espoir est quelquefois bien déçu. La fiscalité sur les mutations [1] prend acte de cette dimension spéculative et contribue pour l’instant à la viscosité du marché. On pourrait imaginer que cela fonctionne autrement. Par exemple, avec une dissociation des propriétés du foncier et du logement, avec différents types de fractionnement de la propriété, avec une mutualisation de la gestion. Les difficultés de fonctionnement que connaissent souvent les copropriétés populaires invitent à en imaginer de nouvelles modalités de gestion.

Quels ont été les autres moteurs du développement pavillonnaire ?

Il y a au moins deux types de trajectoires très différentes dans l’accès au pavillon. Il y a des gens qui s’installent dans le périurbain en venant de la campagne, dans une trajectoire de rapprochement de la ville, et qui se débrouillent pour organiser leur vie quotidienne en utilisant des réflexes « paysans », en cultivant leur jardin, en conservant des liens avec là d’où ils viennent et en faisant de tout ça un affect un peu jouissif d’ascension sociale. D’autres, avec les mêmes ressources financières, sont arrivés dans le périurbain par une trajectoire un peu triste de mise à l’écart de la ville : ils arrivaient mal à joindre les deux bouts, et ils n’y arrivent pas mieux dans le pavillon. Ils vont peut-être même finir par retourner vers la ville, dépassés par les coûts de déplacement, notamment ceux qui découlent de l’éparpillement des activités pour les jeunes sur tout le territoire de l’agglomération.

En tout cas, malgré les difficultés de la vie en zone périurbaine, une quantité considérable de maisons individuelles continue à se construire hors de toute planification urbaine, de manière diffuse mais à portée de voiture d’une agglomération, de son marché du travail et de ses services. Sur le terrain, les pouvoirs publics essaient de canaliser l’étalement urbain, en liant les zones où la construction est encouragée avec les lignes de transport, mais le fait est là : les maisons ne se construisent pas toujours dans les zones dédiées à l’urbanisation. Cette dynamique a d’abord été très liée à des stratégies familiales : des gens ont un bout de terre ; ils ne peuvent plus l’exploiter, ou commencent à être âgés ; ils le transmettent à leurs enfants, en donation. C’était déjà de la dispersion dans l’agglomération : ces bouts de terrain agricoles ont servi aux enfants pour se construire une maison et dans des communes rurales, sans planification urbaine. Ce comportement, rationnel au niveau individuel, a été imité par des entreprises de lotissement qui ont acheté à leur tour du terrain agricole bon marché, équipé pour faire de petits ensembles de logements baptisés « Les Meules » ou « Les Prairies », le plus loin possible de la ville — parce qu’elles ont remarqué que les choses se faisaient comme ça, comme si le modèle de l’habitat urbain était un ersatz de ferme sans travail agricole. Sur ce, on considère que l’automobile se chargera de gérer tous les problèmes de raccordement, dans un espace de solidarité principalement familial.

Y aurait-il alors un modèle urbain à défendre ?

Je ne partage pas l’analyse de Jacques Donzelot d’une ville à trois vitesses. Selon lui, tout s’organiserait autour de la ville-centre, foyer de cohésion et de solidarité, à l’image des Pays-Bas peints par Rembrandt, où les villes étaient dirigées par des corporations de marchands. Puis il y aurait la ville de la relégation : les grands ensembles avec les pauvres. Et enfin le périurbain, lieu de l’évitement social, espace des petits-bourgeois qui n’ont pas les moyens d’être dans la ville-centre, mais qui veulent se mettre à l’écart des pauvres, de la classe ouvrière. Tout cela est porté par un discours très moralisateur qui condamne le souci de se séparer, de se préserver, de refuser le contact avec les autres, présenté comme le seul ressort des comportements observables, ce qui n’est absolument pas prouvé. Sans doute la disposition des lieux ne rend pas facile la solidarité, mais la solidarité est aussi très relative dans les immeubles en copropriété et les immeubles de location privative. Il y a avant tout un phénomène de rente. Plus on était là avant, au centre, plus on a l’argent pour y rester et donc de chance d’y être. Ce sont les gens qui arrivent après qui sont refoulés.

L’évolution sociologique des centres-villes s’accompagne aussi de la fabrication d’espaces de vie d’une surface à peu près semblable à celle qu’on obtient en périurbain, mais beaucoup plus chers. Une famille de cadres remplace deux ou trois familles ouvrières dans un vieil immeuble de quartier populaire. Il y a là un puissant mouvement de desserrement, qui passe par des changements de structure sociale. Ce phénomène de gentrification, c’est d’abord la transformation de la nature du travail. Les centres-villes abritent désormais des travailleurs dits cognitifs qui, avec leurs revenus, peuvent se payer un espace plus large. Il y a mieux à faire que condamner moralement ce remplacement d’une catégorie sociale par une autre. Il se traduit, c’est vrai, par des transformations sensibles de l’espace public : la rue devient moins animée, les comptoirs de bistros disparaissent au profit de cafés où l’on s’assoit entre soi ; la vie populaire que les cadres étaient venus chercher pour leurs loisirs s’étiole au fur et à mesure de leur installation, comme la vie rurale aux abords des pavillons. Mais plutôt que de dénigrer ces nouveaux quartiers, il faut se demander : comment faire pour permettre aux gens, qu’ils habitent en ville dense ou en zone pavillonnaire, de jouir à peu près des mêmes aménités urbaines, c’est-à-dire une même qualité de service et des occasions de rencontre équivalentes ?

Ce qui pose le problème des transports tels qu’ils sont organisés pour l’instant. Il faudrait le désindividualiser. Le covoiturage par exemple, tel qu’il est organisé, est contenu dans l’univers étroit des collègues de bureaux, ou des personnes utilisant un même site Internet, alors que la moitié de la population seulement est connectée. On pourrait imaginer un covoiturage révolutionnaire, qui permette d’emprunter dans la rue toute voiture consentante, c’est-à- dire signalant sa bonne volonté par un macaron sur le pare-brise, ou par tout autre type de moyen. Cela a existé, il y a longtemps, à Francfort par exemple, ou pendant un petit moment à Hérouville- Saint-Clair, près de Caen, dans les deux cas pour obtenir un meilleur système de transports publics. Les voitures ne constitueraient plus alors seulement des objets individuels mais des objets individuels socialisés. La voiture deviendait un espace public minimum, le lieu où l’on se parle un moment entre inconnus. Les grèves de 1995 ont été un beau moment d’expérimentation de cette proposition.

La question urbaine est dès lors liée à la question politique ?

La question urbaine est proche de la question politique, puisqu’elle pose le même problème : quelle organisation de la vie en communauté et, implicitement sous quelle hégémonie, ou dans quelle démocratie ? La question urbaine me semble encore mal posée puisqu’elle érige en modèle le mode de vie des plus nantis, et fait de la recherche de la rente le moteur des comportements. Il faut prendre acte du fait que l’ensemble des habitants, dans leurs divers lieux d’implantation, existent, et qu’ils ont autant le droit à une vie urbaine que les autres : une vie où l’on peut utiliser un certain nombre de services collectifs, une vie où les espaces de travail et les espaces de repos sont relativement dissociés, une vie où l’on a de l’espace à la fois pour soi et pour rencontrer des proches ou des inconnus. La ville est le lieu de l’autre à proximité, un espace d’anonymat et non d’interconnaissance. La ville nécessite une infrastructure complexe, créatrice de suffisamment d’opportunités différenciées pour que la répétition quotidienne ne se mue pas en inertie, comme dans les grands ensembles ou les lotissements périurbains.

Ce qui pose des problèmes de financement. Cette vie urbaine, les nouveaux habitants du périurbain vont en chercher les services et les plaisirs dans la ville déjà équipée, donc pas là où ils paient leurs impôts. Elle continue à se concentrer dans ses anciens sites, maintenant « gentrifiés », et donc peu accessibles aux milieux populaires périurbains. De nouveaux services de loisirs se développent en périphérie et adoptent la logique des centres commerciaux : situation au croisement des axes de transports, offre susceptible de satisfaire le plus grand nombre. Mais les immeubles collectifs déjà un peu anciens se situent plus souvent dans des communes équipées en services publics que dans les communes juste à côté, à dominante rurale, où se construisent aujourd’hui les pavillons. Les pavillons utilisent les services collectifs de la commune d’à côté tout en payant les impôts locaux de la commune où ils habitent. Or c’est par cet usage commun des services publics au sein de l’agglomération — l’hôpital, l’école, le gymnase, la piscine, les jardins — en même temps que par la fréquentation des commerces et des loisirs privés, que peut se créer une certaine mixité sociale. Celle-ci est plus facilement réalisable dans la vie en commun hors travail et hors habitat, que dans le logement. Mais la logique foncièrement rentière qui est supposée animer notre rapport à l’habitat se retrouve dans la gestion des espaces de reproduction de la vie sociale, qui obéit le plus souvent au modèle de la distinction. Pourtant la ville est aussi le lieu de trajectoires improbables de désaffiliation, dans lesquelles l’autre est recherché pour lui-même, dans lesquelles il y a de la plèbe, au sens que Michel Foucault donnait à ce terme. Cette plèbe, à la fois interstitielle et massive, n’est pas assignée à résidence. Il y a du jeu dans la ville et sur tout le territoire. Il faut donner de l’espace à ce jeu, et du jeu à l’espace, au lieu de chercher à l’enfermer dans des modèles prédéfinis par la dimension unifamiliale, par la dimension de la reproduction biopolitique.

Il y a donc des choses à penser en matière d’intercommunalité et de solidarité économique des territoires. La famille et la commune, qui ancrent très profondément la ville dans le rural, ne doivent pas être les échelles privilégiées d’intervention, à moins de voir se constituer des clubs de communes privilégiées comme c’est le cas actuellement. L’État, en la personne du préfet, est censé approuver le découpage intercommunal et donne son aval à ce renforcement des ségrégations. Les préfets contredisent rarement les élus locaux. Mais en fait personne n’a de référence pour prôner telle intercommunalité plutôt que telle autre, et ce sont donc les traditions qui jouent. De nombreux éléments d’une civilisation urbaine ont été mis à la disposition de l’ensemble des habitants par la généralisation de l’urbanisation et du raccordement à la plupart des services. Mais ces éléments ont été réappropriés dans un cadre individuel ou familial, et en tant que consommations mises au service de la reproduction des différenciations sociales. La nouvelle étape de privatisation à l’ordre du jour entend apporter une réponse à ces difficultés par plus d’individualisation, de dispersion et de frustration. La question, c’est donc la mise en commun, la création de nouvelles formes de gestion collective reliant les différentes formes d’implantation urbaine, pas l’habitat en tant que tel.

Notes

[1Fiscalité qui s’applique au moment d’un changement de propriétaire.