Artifices anti-hiérarchiques à l’usage des groupes

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Les années 1970 marquent un tournant dans l’histoire de l’action collective : échaudés par la dérive hiérarchique des partis et des syndicats traditionnels, de nombreux collectifs cherchent des formes d’organisation plus horizontales — sans toujours y parvenir. Le texte qui suit pourrait être l’avant-propos d’un livre de recettes anti-autoritaires, dont l’écriture dépend de nous.

Comment un groupe égalitaire peut-il se débarrasser des passions tristes qui l’envahissent lorsque les tropismes hiérarchiques qu’il croyait avoir conjurés ressurgissent en son sein [1] ?

Précisons le problème. Les années 1960 et 1970 voient l’émergence de groupes politiques qui prennent leurs distances avec les formes verticales d’organisation héritées du mouvement ouvrier — parti, syndicat, groupuscule — et avec le type d’engagement qui leur est lié, celui du « militant », exemplaire dans son dévouement, implacable dans celui qu’il exige. Les années 1990 prolongent ce mouvement. Fleurissent, dans tous les champs de lutte, des collectifs triplement arc-boutés contre la dérive hiérarchique des appareils d’antan. Faiblement institués, ils cherchent à prévenir les risques de bureaucratisation. Reposant sur un engagement plus individualisé et plus intermittent, ils laissent moins de prise aux logiques sacrificielles, sources d’assujettissement. Et soucieux de démocratie directe, tant dans leurs formes d’intervention publique que dans leurs modes de décision internes, ils entravent le processus d’autonomisation des représentants qui guette toute organisation dotée d’une direction distincte. En un mot, à la manière des indiens guayakis chers à Pierre Clastres, ces collectifs cherchent à brider l’émergence d’un pouvoir séparé. Ils n’y parviennent pas toujours.

faire culture

Ces groupes — on pourrait les dire post-léninistes — se heurtent en effet à trois séries de difficultés. La première ne leur est pas propre. Dès qu’un collectif, quel qu’il soit, est amené à instaurer une division du travail, que celle-ci épouse les compétences de chacun en interne (antérieures ou acquises) ou soit dictée par des impératifs externes (désigner des responsables officiels en cas de négociation, de subvention, ou de procès), la probabilité s’accroît d’une différenciation verticale des positions. L’histoire de la clinique de La Borde en fournit la preuve a contrario  : il lui a fallu cinq ans et un travail réflexif acharné, de 1953 à 1958, pour se défaire d’une partition tenace entre soins, animation et entretien, et des hiérarchies — salariale, statutaire, symbolique — qu’elle créait [2].

La deuxième série de difficultés leur est spécifique. Jo Freeman, féministe américaine, a formulé très tôt le danger propre qui pèse sur des groupes rétifs à formaliser leur « charpente ». À refuser de rendre explicites les rôles et les normes qui structurent de fait leur fonctionnement collectif, ils risquent de laisser libre cours à des formes de pouvoir littéralement incontestables, puisque sans mandat : « Quand les élites informelles se conjuguent avec le mythe de l’absence de structures (où l’on fait comme si aucune structure de fait n’existait), il est impensable de mettre des bâtons dans les rouages du pouvoir ; celui-ci devient arbitraire » [3].

La troisième est l’envers des deux précédentes. Quand bien même ces groupes parviennent à vaincre la tentation hiérarchique, il leur est souvent difficile d’échapper à l’angoisse sourde de sa résurrection possible, aux sombres affects qu’elle charrie, aux pratiques qui en découlent : soupçon, ressentiment, hantise de la tête qui dépasse, procès en narcissisme ou en arrivisme, pulsions de décapitation.

Loin de nous la volonté de donner des leçons. C’est depuis ce genre de groupes que nous posons le problème, pas en surplomb, et nous savons d’expérience qu’il existe en leur sein suffisamment d’intelligence collective pour l’affronter. Encore faut-il que celle-ci parvienne à s’énoncer, et à se transmettre. Il se pourrait fort en effet que les difficultés récurrentes rencontrées par nos collectifs face à la question du pouvoir soient, non pas le résultat de cette triste « loi d’airain de l’oligarchie » qu’un regard savant aurait mise au jour et qu’il n’y aurait plus qu’à admettre comme un mal nécessaire [4], mais la conséquence de notre incapacité (provisoire, espérons-le) à transformer ces difficultés en culture.

On raconte que jadis, dans les groupes dits traditionnels, existait un personnage dont c’était la fonction. Ici il se faisait appeler « l’ancêtre » ; là bas, « celui qui se souvient » ; plus loin encore, « l’appeleur de mémoire ». Souvent installé à la périphérie du groupe, il contait inlassablement de petites et de grandes histoires. Elles relataient tantôt les pièges dans lesquels le groupe s’était laissé prendre, comme bien d’autres avant lui et autour de lui, tantôt des réussites et des inventions qui avaient permis d’accroître les forces collectives. Nul ne sait si de tels personnages ont jamais existé. Peu importe. Cette fiction nous invite à une question vitale : qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que, dans nos collectifs, les savoirs qui auraient pu constituer une culture des précédents soient aussi peu disponibles, notamment face à la question du pouvoir ? Et que se passerait-il si une attention leur était désormais portée ? À coup sûr, le vent nous soufflerait dans les plumes : on se sentirait précédé, inscrit dans une histoire qui nous rendrait plus forts. Se constituerait peu à peu quelque chose comme une écologie des pratiques collectives, non plus focalisée sur la macropolitique des groupes (les objectifs à atteindre, les programmes à tracer, les agendas à remplir), mais sur leur micropolitique : leurs fatigues et leur « pêche », une ambiance pourrie ou rigolarde, le ton et les mots que nous utilisons, nos attitudes corporelles, le temps que nous nous donnons — et nos relations de pouvoir.

cartographier les bourdes

Pour y parvenir, la première tâche consisterait peut-être à tracer une cartographie des bourdes : pour ne plus les commettre, recenser les erreurs récurrentes commises par les groupes qui nous intéressent lorsque la question du pouvoir surgit entre leurs membres. On peut en identifier au moins quatre.

1) Psychologiser les désirs de prééminence. « Dans les discussions, dans les débats, il ne faut jamais psychologiser, c’est-à-dire : il ne faut jamais remonter d’une difficulté aux intentions ou à la faiblesse d’une personne. Il faut toujours rester techniquement autour du problème débattu sans jamais remonter à des interprétations psychologisantes » [5]. Cette mise en garde générale d’Isabelle Stengers vaut tout particulièrement pour les conflits de pouvoir. Dans la mesure où ils ont pour objet la façon dont une personne, dans le groupe, prend l’ascendant, ou semble le prendre, il est tentant d’y lire un effet de personnalité : c’est la meilleure manière de n’y rien comprendre, et de n’y rien changer.

2) Idéologiser les conflits qui en résultent. C’est l’erreur symétrique de la précédente : imputer le processus de différenciation verticale, non plus à la personnalité de celui qui se différencie, mais à la ligne politique qu’il incarne. Là, souvent, ressurgit l’affect proprement « militant », à travers un langage hérité de 1905 : si untel trahit l’idéal égalitaire du groupe, c’est parce qu’il a toujours été, au fond et au choix, un social-traître ou un stalinien. « Je suis persuadé, écrivait Guattari, que des phonéticiens, des phonologues, des sémanticiens, parviendraient à faire remonter jusqu’à cet événement (1903-1917) la cristallisation de certains traits linguistiques, de certaines manières — toujours les mêmes — de marteler des formules stéréotypées, quelle que soit leur langue d’emprunt » [6]. Toujours les mêmes, donc à coup sûr à côté de la spécificité de la situation qui crée ce conflit de pouvoir.

3) Naturaliser la hiérarchie, et ses antidotes. Considérer la hiérarchie comme naturelle, rien de plus simple : on peut le faire inconsciemment (toute notre socialisation, de l’enfance à l’entreprise en passant par l’école, est hiérarchique), ou délibérément, comme une concession provisoire, dans l’organisation du groupe, à l’ordre du monde : acceptons momentanément des chefs, puisqu’il y en partout, mais œuvrons à nous rapprocher progressivement de l’égalité. Or là se niche une seconde naturalisation, pas moins redoutable que la première : croire qu’il suffit de la bonne volonté et des qualités morales d’une bande d’amis de la justice pour se défaire du pli hiérarchique, c’est l’échec garanti. Non seulement parce que les bons sentiments ont toutes les chances de ne pas résister au temps, mais parce que, comme la psychologie, comme l’idéologie, ils écrasent (et s’écrasent sur) un axiome de base — un groupe est plus que la somme de ses parties, aussi sympas soient-elles.

4) Substantialiser le pouvoir. C’est l’erreur qui sous-tend toutes les autres. Elle consiste à croire que le pouvoir est un attribut, qui distinguerait ceux qui le possèdent (dominants) de ceux qui en seraient privés (dominés), alors qu’on sait au moins depuis Foucault que le pouvoir est une relation, qu’il s’exerce avant de se posséder, et qu’il passe donc par les dominés non moins que par les dominants : « C’est le socle mouvant des rapports de forces qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables, mobiles. […] Et “le” pouvoir dans ce qu’il a de permanent, de répétitif, d’inerte, d’auto-reproducteur, n’est que l’effet d’ensemble, qui se dessine à partir de toutes ces mobilités, l’enchaînement qui prend appui sur chacune d’elles et cherche en retour à les fixer. » [7] Substantialiser le pouvoir, c’est donc inverser l’ordre des causes : c’est se focaliser sur les conséquences, à savoir les positions asymétriques des uns et des autres dans un groupe, et ignorer les mécanismes et l’histoire — nécessairement collectifs — qui les ont produites.

démultiplier les différences

On ne saurait pourtant en rester à un inventaire des boulettes. Ces quatre erreurs nous aident certes, en creux, à identifier ce qu’elles bloquent : une intelligence commune des processus de différenciation. Reste que l’effort réflexif a toutes les chances de rester vain, même centré sur le bon objet, s’il reste purement compréhensif : nous ne croyons que très modérément aux vertus magiques de la prise de conscience. Nous croyons beaucoup, en revanche, à l’invention d’artifices, c’est-à-dire à la création de procédés et d’usages qui amènent le groupe à modifier certaines de ses habitudes et à s’ouvrir à de nouvelles potentialités.

Nous n’avons évidemment pas la recette qui permettrait de régler le problème du pouvoir dans les groupes soucieux d’égalité : chacun d’entre eux doit concocter la sienne. Mais nous pouvons mettre au pot commun l’un des artifices qui nous semble le plus prometteur : l’invention de rôles. L’idée a quelque chose d’homéopathique : puisque le problème du pouvoir, dans un groupe, est une pathologie de la différenciation, c’est par la différenciation qu’il doit être traité ; plutôt que s’épuiser à guetter la différenciation (verticale), faisons proliférer les différenciations (horizontales).

Une première série d’artifices consiste à identifier les rôles implicites que remplissent spontanément les membres du groupe (le « râleur », la « star », le « timide », etc.), en cherchant à les pousser — avec douceur bien sûr — hors de leur « nature ». Par exemple, que proposer à la « star », celui qui croit toujours que les réunions n’ont jamais vraiment commencé avant son arrivée, et prend la parole, littéralement ? De quelle fonction peut-il s’emparer, qui l’aide à mettre ses talents connus ou d’autres insoupçonnés au service de l’énergie collective ? Pour identifier ces rôles implicites, on pourra s’aider d’outils qui permettent de les visualiser. Par exemple en traçant un cercle sur une feuille et en demandant à chacun de s’y placer, ou en commençant les réunions par un « point météo » : quel temps fait-il sur mes émotions aujourd’hui, vers quelle pente vais-je être tenté/e de me laisser glisser, comment m’aider à trouver une énergie active et créatrice, à partir de quelle fonction ?

Un second artifice consiste à faire preuve d’imagination quant aux rôles formels qui structurent l’organisation. À cet égard, au-delà d’une attention accrue aux rôles qui nous sont déjà culturellement familiers (« facilitateur », « secrétaire », « coordinatrice », etc.), un détour par l’étonnant bestiaire de Starhawk, figure américaine de l’éco-féminisme et sorcière revendiquée, nous ferait le plus grand bien. Serais-je dragon (veillant aux ressources du groupe, à ses frontières et donnant voix à ses limites), serpent (cultivant une attention particulière à la manière dont les gens se sentent, aux murmures, aux silences, aux conflits naissants), corbeau (gardant en ligne de mire les objectifs du groupe, suggérant de nouvelles directions, dressant des plans, fût-ce sur la comète), araignée (veillant à ce que la communication et les interactions internes soit multilatérales), ou grâce (prêtant attention à l’énergie du groupe, pour la renforcer au moment où elle faiblit, l’orienter quand elle est forte) [8] ?

Troisième série d’artifices, jouer des incongruités entre rôles explicites et implicites, afin qu’ils s’ébranlent et s’enrichissent mutuellement. Par exemple : je suis ronchon, râleur et rentre-dedans, et me voilà amené à être « guetteur d’ambiance », donc à être attentif aux tensions qui habitent le groupe, au style des échanges et à leurs effets. Il s’agira néanmoins de faire preuve de tact et de persévérance : une personne « taiseuse » ou « timide » ne deviendra pas du jour au lendemain une facilitatrice aguerrie. Mais l’expérience débouche souvent sur une moquerie salutaire qui l’amène à rire d’elle-même, de ses peurs, et du rôle lui-même.

Aux groupes égalitaires et qui souhaitent le rester, nous pourrions donc proposer l’éthique suivante : non pas réduire à toute force la différenciation interne, dans la crainte que celle-ci ne devienne verticale, mais au contraire l’accroître tous azimuts, afin enrichir la palette des identités disponibles : c’est là sans doute la meilleure manière de ne pas rabattre les relations au sein du groupe sur une relation à deux termes — dominant, dominés. Ainsi, la construction de nos histoires collectives s’offrirait une chance de n’être plus le jouet des passions qui l’affectent, la subjuguent, et souvent l’attristent : elle jouerait de ces passions, qui en deviendraient joyeuses — y compris, oui, celle de se distinguer.

Notes

[1Ce texte est issu d’un travail réflexif mené entre 2003 et 2006 par des membres du Collectif Sans Ticket (CST) et du Groupe de Recherche et de Formation Autonome (GreFA). Confronté à l’expérience d’autres groupes belges, espagnols et français — dont Vacarme —, ce travail a donné lieu à la publication d’un livre : Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives, HB éditions, 2007.

[2Voir Recherches, « Histoire de La Borde, dix ans de psychothérapie institutionnelle », 1976.

[3Jo Freeman, La tyrannie de l’absence de structure, 1970, http://www.infokiosque.net.

[4Roberto Michels, Les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, 1911.

[5Isabelle Stengers, séminaire « Usages et enclosures », CST/GReFA, Bruxelles, mai 2002 www.enclosures.collectifs.net.

[6Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité, Maspero, 1972.

[7Michel Foucault, in H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Gallimard, Paris, 1984.

[8Starhawk, Femmes, magie et politique, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003. Voir également son site : www.starhawk.org, et l’annexe de Micropolitiques des groupes (op. cit.), qui détaille ces cinq rôles.