asile : logiques de l’évitement

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A Roissy-Charles de Gaulle, fin 2001, quatre cent cinquante étrangers sont entassés un peu partout dans les terminaux de l’aérogare, attendant de savoir s’ils seront admis sur le sol français ou refoulés vers leur pays de provenance. A Sangatte (Pas-de-Calais), entre cinq cents et mille six cents étrangers selon les semaines attendent, dans un camp installé sous un immense hangar de tôle, l’occasion de quitter la France pour la Grande-Bretagne dont l’accès leur est officiellement interdit mais où ils parviendront en général à passer. Blocage à l’entrée, blocage à la sortie : Roissy et Sangatte, ces deux maillons français d’une chaîne qui commence bien avant nos portes et ne finit jamais, illustrent par l’absurde la politique d’asile et d’immigration européenne.

Depuis longtemps objet de préoccupation des gouvernants européens, le droit d’asile est devenu, depuis la signature du Traité d’Amsterdam en 1997, l’un des principaux enjeux de la politique communautaire en matière de circulation des personnes. C’est qu’en 2004 devrait s’enclencher la deuxième étape du processus, à savoir la mise en place d’un régime d’asile européen commun défini au niveau des instances de l’Union européenne, pour remplacer des législations nationales disparates aujourd’hui décidées par chacun des États membres en fonction de ses priorités. Cette « communautarisation de l’asile » se prépare activement, comme en témoigne une production normative impressionnante, qui tente, comme si c’était possible, de concilier les engagements pris par les États occidentaux dans le domaine de la protection des droits de l’homme et des réfugiés avec le souci de l’Union de verrouiller ses frontières pour ne les laisser franchir que par ceux qu’elle choisit.

A objectifs contradictoires, discours schizophrène. Alors que le Conseil européen de Tampere, en 1999, a été l’occasion pour les chefs d’État et de gouvernement de rappeler solennellement leur attachement au « respect absolu du droit à demander l’asile » (qui ne signifie pas le droit à l’obtenir - nuance), la cascade de mesures - adoptées ou en préparation - qui a suivi traduit surtout le souci de dissuader par tous les moyens ceux qui prétendent se prévaloir de ce droit.

L’offensive se décline en trois volets.

Au premier rang de l’arsenal, faire du requérant d’asile un fraudeur. L’idée n’est pas nouvelle : lorsqu’il y a vingt ans on parlait, au sein du petit club des pays qui composaient la Communauté européenne d’alors, d’un rapprochement des politiques d’asile, l’objectif affiché était - déjà - d’éliminer les demandes d’asile abusives. On était au début des années quatre-vingt, et le profil type du demandeur, depuis quelque temps, avait changé : moins intellectuel, moins blanc, jeté sur la route de l’exil pour des causes plus complexes que celles qui avaient chassé ses prédécesseurs, victimes de la guerre froide et de dictatures bien identifiées. Et surtout il en arrivait de partout, de ces demandeurs d’asile, et de plus en plus nombreux. Comme l’époque était aussi celle du coup de frein mis à l’immigration de travail par nombre de pays européens, on a dénoncé un détournement des procédures d’asile à des fins économiques. La thèse, reprise sur tous les tons - de la célèbre « misère du monde » de Michel Rocard à la péremptoire évocation d’une « perversion du système d’asile » par un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur - n’a d’ailleurs pas été démontrée. Ceux qui l’utilisent oublient qu’avant les années soixante-dix c’est dans l’autre sens que se faisait l’« amalgame » : nombre de « vrais » réfugiés, ceux qu’on serait presque allé chercher de l’autre côté du rideau de fer, ne demandaient pas le statut de réfugié. Ils n’en avaient pas besoin, ayant trouvé sans difficulté travail et sécurité. C’étaient donc de « faux migrants économiques », non comptabilisés dans les statistiques... L’examen des pays de provenance des demandeurs ne confirme pas davantage la théorie du détournement de la procédure d’asile. On aurait pu s’attendre à ce que les pays jusque-là principaux fournisseurs de travailleurs immigrés deviennent, une fois les frontières des pays occidentaux fermées à l’immigration de main-d’oeuvre, les premiers pays de provenance des demandeurs d’asile. Ce qui ne s’est pas vérifié.

La récurrence du discours sur le faux réfugié repose sur une absurdité érigée en dogme : s’il y en a beaucoup, c’est qu’il y en a trop. Comme si les grands bouleversements géopolitiques de la fin du siècle, cumulés avec la multiplication et le redéploiement des moyens de communication, ne devaient pas au contraire conduire à estimer que si les demandeurs d’asile sont plus nombreux qu’avant à venir en Europe (augmentation toute relative : l’Union européenne n’accueille que 10 à 15 % de la population mondiale réfugiée ou déplacée), c’est qu’ils ont plus de raisons de fuir leur pays, et plus de moyens pour le faire. Et comme si les outils dont la communauté internationale s’est dotée - certes en d’autres temps - pour assister ceux qui ont besoin de protection s’usaient quand ils servent trop.

Ils ne sont pourtant pas périmés, les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) qui proclame que « devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays » ; ni ceux de la Convention de Genève (1951) pour qui est réfugiée « toute personne craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques (...) et qui ne peut ou ne veut se réclamer de la protection (du pays dont elle a la nationalité) » ; non plus que ceux de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (1950) et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) au nom desquels « nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou des traitements inhumains ou dégradants », qui devraient empêcher de refouler de nos pays les personnes qui courraient des risques chez elles.

Ils sont toujours en vigueur, mais on dirait que ces grand principes, conçus pour servir de socle aux instruments de protection internationale, sont une espèce en péril qu’il faut protéger. C’est en tout cas ce à quoi semblent s’employer les États de l’Union depuis bientôt quinze ans, en travaillant à l’harmonisation - et bientôt, on l’a vu - à la communautarisation de leurs politiques. Après les discours de dénigrement sur le thème du faux réfugié, l’entreprise de démantèlement du droit d’asile se structure au début des années 1990 quand, pour préparer l’espace européen sans frontières, on entame une série de travaux visant à assurer la sécurité des frontières intérieures. Car la libre circulation des citoyens européens a un prix : pour que puissent en jouir ceux à qui elle est destinée, il faut se doter des moyens de traquer l’étranger clandestin et le faux réfugié, ces empêcheurs de circuler librement entre Européens bon teint. A la notion de faux réfugié, on donne un habillage juridique : on assiste alors à l’apparition des concepts de « demande manifestement infondée » et de « pays sûrs », qui ont depuis fait florès dans les législations ou dans les pratiques nationales.

Ainsi, en France, la loi est modifiée pour permettre de placer en zone d’attente, à Roissy ou ailleurs, des demandeurs d’asile dont la demande présentée à la frontière est jugée irrecevable sur la base d’un entretien sommaire, et de les renvoyer sans faire instruire leur demande par l’Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides (OFPRA).

Ces notions font également partie des outils clefs de la détermination du statut de réfugié, puisqu’on les retrouve dans la proposition de directive relative à des « normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait » de ce statut, en passe d’être adoptée, fin 2001, en tant que « loi européenne » dans la perspective de l’échéance 2004. Voilà réglé le sort des fraudeurs.

Mais, comme on ne peut pas toujours alléguer que le demandeur d’asile est un tricheur, on va se donner les moyens de ne pas examiner sa requête. C’est le deuxième volet des travaux européens, organisés en plusieurs chapitres.

L’un d’entre eux consiste à encadrer la définition du réfugié de manière à en exclure le plus grand nombre d’éventuels bénéficiaires, auxquels pourra être toutefois octroyée, dans le meilleur des cas, une protection « subsidiaire », caractérisée par la précarité du statut conféré. Exemple de restriction : pendant longtemps, pour les autorités françaises, seules les personnes victimes de persécutions émanant des autorités de leur pays pouvaient prétendre à la qualité de réfugié. Les autres, fuyant les groupes armés, les milices ou la guérilla, n’en étaient pas jugées dignes. On a instauré pour elles l’« asile territorial », statut moins protecteur et dépendant exclusivement du pouvoir discrétionnaire du ministère de l’intérieur. Dans d’autres pays, on parlera de « statut B », de permis de séjour humanitaire ou de tolérance, pour éviter d’avoir à respecter les engagements contraignants de la convention de Genève.

On va aussi essayer de maîtriser et de répartir la demande afin que d’une part, dans le cadre de la solidarité européenne, la charge que représente l’accueil de réfugiés soit équitablement répartie, et que d’autre part les demandeurs d’asile ne puissent profiter abusivement de la situation en déposant successivement leur requête dans plusieurs États membres. Comme on n’a pas encore trouvé le moyen pour contraindre par la force un réfugié à s’installer dans un pays plutôt que dans un autre, c’est par le biais de péréquations financières qu’est pour l’instant abordé le problème du burden sharing (partage du fardeau), avec la création d’un Fonds européen pour les réfugiés en 2000.

Quant à la lutte contre l’asylum shopping (choix du pays d’asile), c’est un objectif fort ancien. Dès 1989, un groupe de travail chargé de réfléchir aux questions de sécurité des frontières internes de la Communauté européenne préconisait la mise en place d’un système de détermination de l’État responsable d’une demande d’asile : c’est l’objet de la Convention de Dublin, entrée en vigueur en 1997, selon laquelle un seul pays de l’Union est chargé de l’examen de la demande d’asile présentée par un demandeur dans l’espace commun. Si elle est rejetée, le demandeur ne pourra tenter sa chance dans un autre pays. Dublin fixe une série de critères hiérarchisés de détermination de l’« État responsable » de la demande d’asile. Mais, le plus souvent, est déclaré responsable l’État qui a laissé pénétrer le demandeur d’asile sur le territoire de l’Union, soit volontairement — par exemple s’il lui a délivré un visa — soit involontairement, en n’empêchant pas le franchissement illégal de ses frontières.

Première conséquence de la Convention de Dublin : les demandeurs d’asile sont privés du libre choix du pays d’accueil. Il n’est pourtant pas difficile d’imaginer que les attaches familiales ou communautaires, les références culturelles, voire les traces laissées par un passé colonial guident plus volontiers les pas des Algériens vers la France et des Kurdes vers l’Allemagne. Mais ces éléments ne font pas partie des critères de détermination du pays responsable du traitement de leur demande d’asile.

Sangatte est le résultat visible de l’application — ou plutôt de l’échec — de la convention de Dublin, articulée avec celle de Schengen. La Grande-Bretagne ne faisant pas partie du club Schengen, c’est un pays « tiers » au sens de cette convention, c’est-à-dire qu’on ne peut y pénétrer sans visa si l’on n’est pas citoyen de l’Union européenne. Ainsi, parce qu’à cause de Schengen, ils ne peuvent pas passer librement de France en Angleterre comme ils ont éventuellement pu le faire entre l’Italie ou l’Allemagne et la France, les étrangers qui veulent rejoindre les côtes britanniques pour les raisons évoquées plus haut attendent, à Sangatte, l’opportunité ou le passeur qui leur fera franchir clandestinement la Manche (ils sont quarante mille à y être parvenus entre l’automne 1999 et l’automne 2001). Et comme, à cause de Dublin, ils veulent pouvoir demander l’asile à la Grande-Bretagne, ils ne font aucune démarche auprès des autorités françaises afin de ne pas s’y trouver « fixés » par les règles de détermination de l’État responsable de leur sort.

Le bilan de ces mesures visant à organiser les flux de réfugiés est quasi nul. Une étude menée par la Commission européenne en 2001 le démontre pour la Convention de Dublin. Leur principal défaut est d’avoir fait abstraction d’un facteur clef : la volonté des femmes et des hommes déterminés à franchir une frontière. L’épisode des quelque mille boat people kurdes échoués, au début de l’année 2001, sur la côte varoise en est un exemple : quelques semaines après leur arrivée en France, et bien que les autorités leur aient réservé un sort plus enviable qu’à la grande majorité des demandeurs d’asile, ils avaient presque tous disparu, ayant sans doute rejoint leurs proches dans d’autres pays de l’Union, ou plus loin encore.

A côté de ces dispositifs visant à gérer la demande d’asile lorsqu’elle arrive en Europe, les instances de l’Union travaillent aussi en amont de celle-ci : car quel meilleur moyen de respecter le droit d’asile que d’empêcher le maximum de bénéficiaires potentiels d’y prétendre ? C’est le troisième volet de la politique des États membres, engagé lui aussi depuis longtemps, et poursuivi dans le cadre de l’intégration prochaine des questions d’asile et d’immigration dans le champ communautaire.

On a vu que la référence à un pays de provenance estampillé « sûr » peut désormais fonder le refus d’examen d’une demande d’asile, puisque le fait d’être national de ce pays suffira à la déclarer infondée. Mais la notion s’étend au « pays tiers sûr » par lequel le demandeur est passé avant de se présenter aux frontières de l’Union européenne. Elle permet, sans remettre en cause l’éventuelle validité de la demande d’asile, de renvoyer le requérant vers ce pays de transit où, après tout, il aurait très bien pu trouver refuge. L’Union a entamé depuis plusieurs années un processus de négociation d’accords de réadmission avec ses voisins proches — au premier rang desquels les candidats à l’adhésion, comme la Pologne. Ils donnent la possibilité aux États membres qui veulent éloigner ou refouler à la frontière un immigrant clandestin d’avoir la garantie qu’il sera repris par le pays dont il vient et qui est « coupable » de l’avoir laissé transiter par son sol. En revanche, rien ne garantit que ce pays tiers ne va pas à son tour refouler l’immigrant, peut-être demandeur d’asile, et l’envoyer se faire persécuter ailleurs. Qui s’en soucie ? Pas l’Union européenne, qui n’a rien vu, et ne sait rien. La généralisation de tels accords, conclus au nom de la lutte contre l’immigration clandestine, serait un bon moyen de contourner son devoir de protection. Des travaux sont menés depuis 2000, pour la négociation d’accords de réadmission avec le Maroc, le Pakistan, le Sri Lanka et la Russie. Et ce n’est qu’un début. L’accord de Cotonou de juin 2000, qui régit les relations entre l’Union européenne et les pays de la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique, prévoit quant à lui une clause générale de réadmission concernant les ressortissants illégaux, et un accord de principe pour engager des négociations en vue d’accords bilatéraux avec chacun des États membres.

Dissuader, éloigner, refouler, c’est le sens des mesures dont l’avancement a été le plus rapide depuis l’ouverture du processus d’Amsterdam. Pourtant, en novembre 2000, la Commission européenne définissait les orientations devant guider la mise en place d’une procédure d’asile commune : « des principes clairs offrant des garanties à ceux qui, légitimement, cherchent protection dans l’Union européenne et demandent accès à son territoire, (des principes) pleinement attachés au respect de la convention de Genève et d’autres instruments pertinents en matière de respect des droits de l’homme ». Un an plus tard, les principaux textes concernaient : les sanctions à appliquer aux transporteurs de migrants illégaux, la répression de l’entrée et du séjour irréguliers, le fichage (avec le règlement Eurodac qui va permettre de conserver les empreintes digitales de tous les demandeurs d’asile et de ceux qui pourraient, un jour, le devenir), la liste des pays tiers soumis à l’obligation de visa, et les critères d’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées. En revanche, les travaux visant à assurer, aux termes des déclarations du sommet de Tampere, « une procédure d’asile équitable et efficace » dans le respect de la convention de Genève sont sans cesse remis sur l’établi. L’attentat du World Trade Center est venu à point nommé justifier ce décalage. La lutte contre le terrorisme étant devenue « un objectif prioritaire de l’Union européenne » depuis le 11 septembre 2001, celle-ci a décidé de réévaluer à cette aune toute la législation communautaire en préparation dans les domaines de l’asile et de l’immigration. Pendant ce temps, Sangatte continue de fournir du gibier aux passeurs et aux trafiquants, dont les tarifs augmentent chaque jour, et l’aéroport de Roissy continue d’abriter dans ses sous-sols d’improbables ombres en attente de refoulement. Les terroristes et les tyrans n’ont qu’à bien se tenir, l’Union veille.