Au Front (1987)

l’histoire véridique d’Anne G., chômeuse à Marseille « Au Front », 1987

par

Marseille, 12 janvier 1987, 17 h 30. Je pensais à cet instant depuis six mois, je l’avais préparé minutieusement durant six semaines ; la veille encore, je répétais tous mes gestes, toutes mes paroles, imaginant les scénarios les plus fous, prévoyant les pires catastrophes.

J’avais tort de m’inquiéter.

Rue de Rome, cette entrée discrète, à peine visible, coincée entre deux devantures de magasins, est celle de la section centrale du Front national. Pour la vingtième fois, je passe devant, sans entrer. Je me rassure en me disant que la rue est passante : personne n’a dû remarquer mon manège. Enfin, le déclic se produit, ma main se décide à tourner la poignée. Je me retrouve face à un escalier aux marches hautes et astiquées. Le local est au deuxième. Sur le palier, des bruits de voix s’échappent d’une porte entrebaîllée. Il faut résister à cette envie de fuir, de revenir demain... Je frappe. Pourvu qu’il y ait des femmes. Je m’accroche à cette idée : je serai moins effrayée si je trouvais là des gens de mon sexe, Mais c’est une voix mâle qui, joyeusement, me répond.

« Entrez ! » Les jambes cotonneuses, je m’avance vers trois hommes assis au milieu d’une grande pièce à peine meublée. Sans interrompre leur conversation, ils me suivent du regard. Deux frôlent la cinquantaine, un trapu nerveux et un brun à lunettes. Un jeune homme pâle les écoute sans broncher. Je reste plantée à côté du bureau, sans rien dire ni faire. L’un d’eux interrompt enfin son propos :

— Asseyez-vous, mademoiselle, n’ayez pas peur.

— C’est que je suis intimidée.

— Faut pas, allez, qu’est-ce qu’il vous faudrait ?

Alors, d’une traite, comme on se débarrasse d’un poids trop lourd, je leur demande comment procéder pour adhérer. Aussitôt, les trois visages s’illuminent d’un sourire radieux et le brun à lunettes s’exclame :

— Ah, mais mademoiselle, c’est très facile. Claude va vous donner une demande d’adhésion à remplir

Le jeune homme se lève en silence, ouvre un tiroir, en sort un formulaire, et entreprend de m’expliquer comment m’y prendre. Ses deux compagnons ont repris leur échange, à voix basse, pour ne pas déranger.

— Alors, vous mettez votre nom, votre adresse, votre âge comme c’est indiqué, et puis, après, vous mentionnez si vous réglez en chèque ou en espèces. Vous avez trois formules d’adhésion possibles : une de soutien à 1.200 francs pour l’année, une à 500 francs ou la simple à 200 francs.

Je n’en reviens pas : c’est donc si facile d’adhérer au Front National ! Six mois durant, j’ai songé à cet instant :comme s’il s’agissait d’un débarquement sur la lune. Et il me suffit de remplir un tout petit papier, de choisir mon prix ! Car j’arrive bien d’une autre planète, celle des adversaires du Front, de ses détracteurs qui décèlent dans son sillage des relents xénophobes, racistes, antisémites.

Il y a quatre ans, quand Le Pen ne hantait pas encore les écrans de télévision, je croyais que son parti ne serait jamais qu’un repaire de marginaux, de petites frappes, de tortionnaires nostalgiques de l’Algérie et, à la rigueur, de vieilles filles aigries. Depuis, des foules se sont mises à applaudir aux idées du Front et 8%, puis 9%, puis 11% d’électeurs ont voté pour lui. Désormais, il a des députés à Strasbourg et à Paris, des conseillers municipaux et régionaux un peu partout, une place respectable et reconnue dans le débat politique, au point que le score de son chef à l’élection présidentielle de 1988 hypothèque les résultats de la droite tout entière.

Mes stéréotypes ont explosé : les lepénistes sont devenus ces gens que je croisais dans la rue. Je les ai d’abord regardés tantôt comme des monstres, tantôt comme des caricatures de « beaufs ». C’était selon mon humeur, qui oscillait entre l’inquiétude et la dérision. Puis j’ai voulu en avoir le coeur net. Il me fallait savoir de quelle pâte étaient faits ces concitoyens, ces contemporains qui se rallient à une idéologie que je rejette en bloc.

J’ai donc tout quitté, ma ville, mes habitudes, mes amis, pour vivre au milieu d’eux, dans les mêmes conditions qu’eux, en me faisant passer pour une des leurs. J’ai changé ma vie pour vivre la leur. J’ai voulu les écouter, connaître leur monde, percer ce mystère, leur mystère : comment, en France, en 1987, des hommes peuvent-ils haïr d’autres hommes simplement pour la couleur de leur peau, leur origine, leur race ou leur culture

Cette expérience aurait pu être conduite en banlieue parisienne, dans l’un de ces anciens faubourgs rouges tombés aux mains de Le Pen. Mais un saut dans une rame de métro aurait suffi pour que je retrouve mon petit monde. Je n’aurais pas vraiment joué le jeu, je serais restée dans mon cocon protecteur, entourée de mes livres et de mes certitudes. Non, je devais me déraciner, couper les amarres, partir le plus loin possible.

Ce devait être Marseille. Marseille, seconde ville de France et porte de la Méditerranée, où le Front a récolté 25% des suffrages aux législatives de mars 1986, Marseille où ce score, la mort de Gaston Defferre et la crise des autres partis, de gauche comme de droite, lui donnent bon espoir de conquérir la mairie en 1989. Le projet a pris forme lors d’un séjour de quinze jours, en novembre 1986. Je n’y connais qu’une amie. Nous sommes convenues de nous voir rarement, juste ce qu’il fallait pour m’épargner une schizophrénie aiguë. J’avais le choix entre deux quartiers. Le Vieux port : ces quelques pâtés de maisons vieillottes et sympathiques jouxtent le ghetto arabe de Belsunce, le Front y a dépassé en 1986 les 27%. Ou les quartiers Nord : ce deuxième fief lepéniste se loge à la périphérie de Marseille, et regroupe les 13e, 14e et 15e arrondissements. Un petit tour dans ce royaume de HLM, où coexistent Français et immigrés, me décida. C’est là que je devais habiter, dans ce décor triste et gris, cliché pour les délires sécuritaires et les obsessions xénophobes de l’extrême droite.

Mon futur lieu d’habitation repéré, restait à déterminer la marche à suivre pour adhérer au Front national. En novembre 1986, les murs de la ville conservaient la trace de la marée bleu blanc rouge qui avait déferlé sur ville au printemps précédent. Sur toutes les affiches, se trouvaient l’adresse et les heures d’ouverture de la permanence centrale, le 181, rue de Rome. Ce bureau serait mon premier point de chute et, là, je demanderais les coordonnées des sections des quartiers nord.

Dernier détail à régler : quel visage et quel passé composer ? Il me fallait une situation sociale adaptée à mon lieu d’habitation. J’inventai donc Anne G., dactylo au chômage, fraîchement débarquée à Marseille après une peine de coeur. Avec le nombre de chômeurs sur la Ville, une militante sans emploi ne devrait pas trop les surprendre En outre, cela me permettrait de m’adresser aux élus du Front pour chercher un travail et tester, du même coup, l’ampleur de leur éventuel réseau de clientèle.

Enfin, la cervelle encombrée de préjugés, je troquai mes jeans contre des tailleurs stricts qui me donnèrent ne silhouette raide et coincée. A l’époque, pour moi, une lepéniste de vingt-sept ans était en marge de sa génération et présentait obligatoirement quelques raideurs de jugement et, donc, de tenue. Et puis cette apparence pincée d’institutrice revêche m’aiderait à éviter les assauts de séduction des militants qui, dans mon esprit, ne pouvaient être autrement que phallocrates et dragueurs. Il ne manquait plus qu’une paire de lunettes derrière laquelle je pensais leur cacher ma vérité, Geste dérisoire, qui me rassurait à bon compte, au seuil de l’aventure.

Pourtant, si j’ai pris l’allure d’une espionne, je n’en ai pas le coeur. Ce n’est pas la volonté de croiser le fer mais celle de comprendre qui m’a amenée parmi eux, J’ai adopté leur visage pour tout vivre, y compris l’hostilité des autres, de ceux qui pointent un doigt accusateur vers eux. Parce que je me méfie des doubles discours : ce n’est pas ce qu’ils veulent nous donner à voir qui m’intrigue mais ce qu’ils sont entre eux, dans leur quotidien. Je noterai tout, jour après jour, le moindre détail, la remarque la plus anodine, sans tri, en vrac, prenant autant de temps à tenir mon journal de bord qu’à vivre au milieu d’eux. le veux savoir, tout savoir, et, pour Y arriver, prendre le temps de gagner leur confiance. Cette nouvelle peau me fait honte mais, tant pis, je vais la conserver six mois, la durée qui me semble nécessaire pour bien les connaître. Et j’ai peur : à vivre comme eux, devient-on fatalement comme eux, pense-t-on fatalement comme eux ?

Le 12 janvier, je suis depuis une semaine à Marseille, logée chez un particulier en HLM. Un coup de chance : dans le fichier d’une officine immobilière traînait l’annonce d’une dame qui sous-louait sa chambre. J’ai sauté sur l’occasion. La cité, bâtie sur les hauteurs des quartier nord, est battue par les vents, il m’a suffi de la voir pour qu’elle se trouvât définitivement rebaptisée : Sarcelles-sous-Mistral. Huit jours durant c’est là que je me suis morfondue, reportant sans esse au lendemain l’instant de mon adhésion au Front, énumérant les raisons que j’allais devoir invoquer pour la justifier. J’imaginais que les militants m’interrogeraient, me « cuisineraient » même. Et me sentant incapable de me prétendre raciste, je cherchais un sujet possible de haine. En fouillant bien, je me suis rappelé que mon train de Paris avait été bloqué pendant trois heures par des cheminots grévistes de la SNCF. Je me suis alors postée devant une glace et n’ai plus cessé de répéter, d’un air qui se voulait convaincu : »les grèves, c’est intolérable ».

Si j’avais su..., d’abord je serais restée en jeans, tous les trois en portent un, et je n’aurais rien rabâché, ils ne n’ont rien demandé. Pas le moins du monde étonnés le voir une nouvelle adhérente, les militants qui m’accueillent continuent de discuter entre eux. Quand le brun à lunettes se décide à m’adresser a nouveau la parole, c’est pour devancer mes explications :

— Alors, comme ça, vous vous décidez... Ah ça, on vous comprend. Les gens n’en peuvent plus, ils en ont jusque là.

D’un geste, il indique les glandes de sa gorge.

— On vous comprend, vous n’êtes pas la seule, allez. A ses yeux, j’ai simplement « les boules » , comme l’on dit. Ras le bol. Il ne précise pas de quoi. Mais, pour lui, ça suffit. Sautant du coq à l’âne, il m’invite à participer à une fête du Front national prévue pour le janvier. Tous les trois se mettent à insister pour que je m’y rende :

  • C’est une galette des rois, venez ce sera bien, il va même y avoir l’élection d’une miss FN, me dit le petit trapu, aussitôt interrompu par son ami à lunettes qui explique :

— On fait des réunions comme ça, pour pas discuter toujours politique, pour se retrouver entre nous, entre gens de même sensibilité. Ça fait du bien. Moi, la première fois, c’était il y a un an. j’ai emmené ma femme. On n’était pas vraiment chauds en y allant, )us comprenez on ne connaissait personne, comme vous. Et puis on s’est dit : on va quand même y aller. On a fait des connaissances et ma femme était très contente. Sa femme, l’élection de miss FN... mes préjugés sur les tortionnaires, les petites frappes et les vieilles filles aigries s’effondrent déjà.

En lisant ma feuille d’adhésion, Claude, le jeune, remarque aussitôt que je suis chômeuse... comme lui :

— De toute façon, au Front, la majorité des gens, c’est des chômeurs.

Il murmure plus qu’il ne parle, semble maladivement timide et une légère scoliose voûte son dos. Il cherche en vain du travail depuis un an et, décidément antithèse du nervi qui hantait mes cauchemars, avoue ne pas s’afficher lepéniste en public, Il me conseille d’ailleurs de l’imiter :

— On ne sait jamais, si ça plaît pas à un patron. tu risquerais de louper une place bêtement.

Le tutoiement, déjà... Entre-temps, un quatrième militant est arrivé. Il titube légèrement et dégage une Forte odeur de bière. Il se met à débiter des incohérences où, semble-t-il, il est question des communistes. Les autres font mine de l’écouter un instant, puis renoncent à comprendre ses borborygmes.

Un timide, deux gentils maris et un alcoolique, si le Front national se résume à cela, je préfère circuler, il n’y a rien à voir. Je me lève. C’est le tollé :

— Mais restez donc, vous ne nous dérangez pas, au contraire, à moins que vous ayez quelque chose à faire.

La chaleur de leur invitation me désarçonne. Je me rassied. A nouveau, ils me prient de participer à leur galette des rois. Puis ils parlent, ne s’arrêtent plus, de vrais moulins à paroles. Je suis là depuis à peine un quart d’heure et, déjà, je pénètre leur intimité politique. Ils semblent ne rien avoir à cacher. D’emblée, ils l’apprennent que les députés du Front national les déçoivent. L’un d’eux, Jean Roussel, anime une Association de défense du centre ville !

— Théoriquement c’est pour qu’il y ait plus de police dans la ville, mais y a que des gens à pognon là-dedans, Roussel il s’occupe pas des petites gens.

— De toute façon, reprend le brun à lunettes, les députés ils sont jamais sur le terrain. Ça, pour pondre de la paperasse, là-haut, à Paris, ils sont forts, mais tout ce qu’ils font à l’Assemblée nationale, les Français ils s’en moquent...

Les journaux, les livres m’avaient prévenue : les sociologues les disent protestataires. Je n’en reviens quand même pas. A première vue, ils sont contre l’ordre établi. Pourtant, c’est bien Le Pen qu’ils préfèrent. Ils me demandent si j’ai déjà eu l’occasion de le voir.

Je réponds non. Ils me plaignent : quel dommage, aucune des qualités du grand homme ne m’est épargnée : Le Pen l’a pas une minute à lui, il ne dors que quatre heures Par nuit. Ils m’interrogent : est-ce que je me rends compte ?

— Et puis il a des choses à dire, estime Claude.

Les autres approuvent : est-ce que je sais, par exemple, qu’il est capable de faire deux discours différents en une même semaine

Et tout ça, sans lire ses notes, il a pas besoin d’un bout de papier, lui.

Cette fois, j’en ai assez, je les quitte. Ils m’assaillent encore de leur gentillesse ; le brun à lunettes s’appelle André, il souhaite que je revienne pour qu’il puisse me présenter à tous les militants.

Je coupe court en leur demandant l’adresse du 15e arrondissement, sur le territoire duquel j’habite. Claude trifouille dans ses papiers, s’enquiert d’un air ahuri :

— Où c’est ça ?... Ah, dans les quartiers nord peut-être

Le bout du monde, en somme. Il trouve enfin l’adresse d’une section et me communique des heures d’ouverture. Nous nous quittons. Sur le seuil, André ressent le besoin de me répéter que je ne suis pas seule à rejoindre le Front.

— Vous verrez : si vous allez à votre permanence. là-haut, vous retrouverez des gens de votre quartier que vous ne vous doutez même pas qu’ils y ont. Vous verrez, vous serez étonnée... les gens ne disent rien, parfois ils ont peur, on ne sait jamais par qui on est entouré... Mais tout le monde va y venir.

Le soir, de retour à Sarcelles-sous-Mistral, une inscription dans l’ascenseur, que je n’avais pas encore vue, me saute au visage. C’est à moitié effacé, mais on peut encore lire « Le Pen vite ». La phrase d’André résonne à mes oreilles : « Vous verrez, vous verrez, les gens ont peur, mais ils y viennent »...

Aussi naturellement sans doute qu’Anne G., la chômeuse des quartiers nord, je livre ce récit de voyage au Front sans rajouts ni commentaires, tel que je l’ai vécu au jour le jour. Seuls les noms ont été changés, à l’exception de ceux des députés locaux et de quelques figures marseillaises.