Au Front (1987)

l’ennemi, c’est gentil « Au Front », 1987

par

Ma journée de chômeuse a été bien morne. Les petites annonces du journal n’offraient aujourd’hui que les postes de représentantes de commerce, pas une seule place de dactylo. Je me suis présentée à plusieurs bureaux de recrutement de V.R.P. où l’on s’est cru obligé de m’expliquer que le démarchage et la vente au porte-à-porte ne sont pas des métiers déshonorants. Puis je me suis décidée à prendre le train de la gare Saint-Charles qui, après cinq minutes de trajet, vient de me déposer au bord de la rue Le Chatelier, où se trouve la permanence de mon quartier. C’est ce soir que je dois rencontrer les militants du 15e. Claude m’a dit qu’ils se réunissent entre 17 heures et 19 heures. Il est 18 h 30, je dois me presser. Cinq cents mètres seulement me séparent maintenant du local, une aventure malgré tout. La rue, tunnel à ciel ouvert, file entre deux murs de pierres. La chaussée n’a laissé au trottoir qu’un espace ridicule. Tout est désert. Il ne viendrait à l’idée d’aucun Marseillais de marcher dans les quartiers nord. On s’y déplace en voiture ou, à la rigueur, en bus. Il n’y a rien à voir. Les anciens villages se nichent désormais au pied de mastodontes HLM. Parfois, la marée de béton se brise sur quelque piteux terrain vague en bordure d’autoroute. Les entrepôts industriels ont dévoré ce qui restait de verdure, et les voies rapides sont si larges que, même aux heures de pointe, le flot des véhicules ne parvient pas à les submerger. Marseille nord est désert. Marseille nord vivote le jour et meurt à la tombée de la nuit.

A deux cents mètres de la gare, la rue passe sous le pont du chemin de fer et s’enfile en serpentant dans le village de Saint-Louis, laissant les automobilistes pressés filer tout droit. Le local doit être là, au 10, dans une vieille maison à un seul étage. L’entrée est discrète. Comme rue de Rome, personne n’a songé à apposer une plaque Front national. J’hésite à entrer. Me suis-je trompée. Ont-ils un goût prononcé pour la clandestinité ? A l’époque, je prête facilement aux autres cette crainte d’être démasquée qui me tenaille. Sur l’une des deux sonnettes cachées dans l’encoignure, j’aperçois le nom du chef de section, ou du moins celui que le timide Claude m’a donné comme tel : Caron, je sonne et m’engouffre dans un corridor sombre et sale. Au premier, une porte s’entrouvre. Raie de lumière, bruits de voix. Je gravis les marches. )’y suis.

Devant moi, une salle étroite, crasseuse, encombrée et dix regards. Je bafouille : « Je cherche monsieur Caron », mais j’ai plutôt envie de rebrousser chemin, une fois encore pas une seule femme ne se mêle à l’assemblés, et les visages entrevus à travers l’écran de fumée ont au moins vingt ans de plus que le mien.

— Vous cherchez Caron en particulier ou...

C’est la permanence de la rue de Rome qui m’a donné votre adresse.

— Caron n’est pas là mais si vous ne le cherchez pas n particulier...

L’homme qui me parle semble ne jamais pouvoir finir ses phrases. Ses sourcils continuellement levés en accent circonflexe lui donnent un air un peu idiot. A non arrivée, le brouhaha était inextricable, maintenant tout le monde se tait, dubitatif. Je murmure que je vient d’adhérer au Front. Mon interlocuteur, qui répond au nom de Roland, est de plus en plus perplexe. croire que je suis une Martienne et que jamais aucune fille n’est venue proposer de militer dans cette section du quinzième :

— Ben, écoutez, si vous voulez, vous nous donnez votre adresse, on va vous écrire !

L’envie me prend d’obtempérer et de filer doux, comme une demandeuse d’emploi éconduite. Autour de nous, le silence s’alourdit. Ma question fait l’effet du premier nuage qui crève dans un ciel orageux, tout le monde se précipite pour y répondre :

— Et y a des femmes aussi qui viennent militer ici ?

J’adopte déjà cette langue chaotique, ce français uniquement parlé que je vais pratiquer des mois durant. Les gens qui m’entourent ont manifestement désappris le langage étudié à l’école. Ou plutôt, c’est que cette langue parlée, je la redécouvre après l’avoir, moi-même, désapprise à l’école.

— Voui, tonne un rocailleux accent italien derrière moi) des femmes il y en a ; seulement) elles viennent plus facilement le lundi.

Roland demande à un homme aux cernes gigantesques, le dos voûté par une misère secrète, de me montrer les photos « de quand le député Arrighi il est venu faire la visite du quartier ». Sur les clichés, trois ou quatre admirables minettes sont massées au pied du local en compagnie de quelques-uns des militants présents. Est-il possible que cette jeunesse si anodine, si banale d’apparence, soit lepéniste

Au bout de dix minutes, l’atmosphère me semble toujours aussi peu respirable. Je fais mine de partir. Un concert de » non » explose au signal d’un vieux bonhomme rondouillard. Casquette vissée sur le haut du crâne, celui-ci s’exclame :

— Faut pas vous laisser impressionner comme ça.

Un autre enchaîne et rappelle que les premiers pas sont, dans n’importe quel domaine, toujours difficiles.

« Vous habitez où ? » me demande un troisième. « Ah dans cette cité, ben té, Alessandro, tu es son voisin ! » L’homme au fort accent italien, approuve : il a même vécu dans mon HLM avant de rejoindre le groupe d’à côté, un bloc de béton à taille plus humaine.

Roland s’y met aussi, me demande si je suis libre le 14 février parce que le Front national de la jeunesse de l’arrondissement organise une fête à cette date. « Vous pouvez y aller, de toute façon, c’est que pour les jeunes cette fête. Et puis, ils vous ont dit en bas (Roland parle de la rue de Rome) pour le dimanche 25 janvier, la galette des rois qu’ils organisent ?... ».

Tous, maintenant, semblent décidés à me retenir. Ils n’entourent, me couvent du regard, me rassurent, cherchent ce qu’ils peuvent bien me proposer et, pour me réconforter définitivement, entreprennent eux aussi de m’expliquer que la grande famille du Front s’agrandit et que je fais bien de la rejoindre. Alessandro veut m’en fournir la preuve. Il m’invite à consulter un rand cahier sur lequel, à chaque séance, il consigne soigneusement les présents et les absents :

Au début, tenez, regardez ! On était trois mouches. Maintenant, on compte plus le monde, dit-il en refermant déjà le cahier. Et encore ce soir vous tombez que c’est un soir où il y a le moins de gens. Il y a vingt personnes parfois ici,

Le local est si vieux et si petit que je me demande comment vingt personnes pourraient y tenir. En tout cas, la glace est rompue et, petit à petit, chacun a repris la conversation que mon arrivée avait interrompue. Sans se soucier les uns des autres, ils se hurlent dans les oreilles, répètent vingt fois la même chose. On dirait une cour de récréation, ou mieux une réunion de vieux copains dans un bistrot de quartier. Tous en effet semblent se connaître de longue date, personne n’a songé à se présenter.

— Et qu’est-ce que vous faites ? me demande subitement le dénommé Roland.

— Chômeuse, enfin je sais taper à la machine, dactylo quoi.

— Vous allez pouvoir nous taper des trucs alors, Et pour le boulot, on vous en trouvera, on se met toujours en quatre pour ça, vous en faites pas. Là c’est difficile parce que, bon, il suffit que ce soit un élu du Front qui demande quelque chose à la mairie et on n’a rien. Mais quand on aura des conseillers municipaux, vous verrez...

Déjà ! Nous nous connaissons depuis à peine une demi-heure, ils ignorent tout de moi, je ne leur ai rien demandé ! Drôles d’ennemis tout de même. Roland se lève et va fouiller dans une armoire au fond de la pièce. Il en sort une boîte de biscuits. L’ambiance est maintenant si chaleureuse qu’il ne me surprendrait pas en m’offrant des gâteaux secs. Mais non, il fourrage dans la boîte et en sort un tampon, demande un bristol à un collègue, se trompe de tampon, jure, demande qu’on lui repasse un carton et finit par réussir à imprimer son nom, l’adresse et les heures d’ouverture de la permanence résultat. Les renseignements qu’on m’avait fournis à la rue de Rome sont inexacts. Le local du 15e est ouvert eux fois par semaine et non trois comme on me l’avait dit. En outre, les militants du centre ville ne suivent guère l’actualité du Front : c’est Roland qui est le chef de section et non Caron, récemment promu dirigeant des trois arrondissements de Marseille nord. Le voici justement qui surgit, suivi de son fils, au moment même où je glisse le bristol dans mon sac. Surpris Roland bégaie :

— Ah ben tiens, voilà une recrue pour toi.

Un grand jeune homme pâle, barbu et de premier abord timide me sert la main mollement. Il dirige, me dit-on, le Front national de la jeunesse dans le 15e arrondissement. Je n’en reviens pas : il a les manières et le regard si doux... De son côté, son père tonne et terrasse la cacophonie ambiante. Un homme d’ordre ce type-là. Il s’adresse à tout le monde tel un militaire inspectant le bataillon. Précis, autoritaire, son langage haché heurte les oreilles. Il entend régler les affaires d’intendance, de loyer, de quittance d’électricité, s’inquiète au passage des absents. Il saoule le monde et n’accorde pas un regard à la petite nouvelle. Il est du genre à maugréer : « Moi, je travaille ». Roland semble mal supporter les décibels de son supérieur. Il se retourne vers moi et me demande :

— Au fait, vous avez pris votre carte à la rue de Rome alors ?

— Oui, pourquoi c’est gênant

Il me rétorque par la négative mais son air ennuyé et ses sourcils en accent circonflexe prouvent à l’évidence que l’affaire est plus grave qu’il ne l’avoue. D’ailleurs, il ne tarde pas à m’expliquer que les sections sont financièrement autonomes. Chacune doit se débrouiller pour remplir sa caisse :

— Et quand il y a une adhésion, sur les 200 francs que l’adhérent donne, y a 20 francs pour la section. Du coup, même que vous habitez le 15e, c’est eux là-bas à la rue de Rome qui se les ont empochés les 20 francs... Vous comprenez .

Je comprends surtout qu’il nourrit une sourde rancoeur à l’encontre de ses camarades du centre ville Une rancoeur qu’il me paraît impossible d’expliquer par le seul décompte des vingt francs.

Bizarre. Je les quitte en me disant que j’ai le temps d’en savoir plus. Roland me prie de revenir aussi souvent que je le souhaite. Deux autres militants, Alessandro et l’homme au dos voûté qui, je l’apprendrai bien plus tard, s’appelle Perthier, me saluent d’un gentil « on se verra à la fête alors ». Ils y descendront sans enthousiasme, « comme ça, juste pour voir », mais se font quand même rabrouer par Roland qui ne risque pas, lui, de participer à cette galette des rois :

— Eux, ils viennent pas à nos fêtes, et vous savez pourquoi ? Parce que tout ce qui habite au nord de la Canebière, pour eux, ça mange avec les doigts...

Décidément, c’est plus que de l’amertume, c’est du ressentiment, de la rage même qu’il cultive à l’égard des militants du centre ville. Qui sont-ils ces mystérieux « ils » ? Que leur reproche-t-on ? D’être suffisamment nantis pour échapper à la grisaille des hauteurs de Marseille ? Ceux que j’ai rencontrés rue de Rome n’avaient pourtant pas l’air de rouler sur l’or. J’ai hâte de voir les autres.

Le dimanche 25 janvier, j’aperçois d’abord Alessandro et Perthier, immobiles au milieu de la salle qui bruit bourgeoisement de salutations et congratulations chuchotées. Engoncés dans leur gêne et leurs habits du dimanche, debout, ils encombrent le passage, attendant peut-être qu’un visage connu passe devant leur regard. Des femmes en vison les frôlent, des notables distingués les bousculent et s’excusent. Les représentants des quartiers nord n’ont pas l’habitude des quartiers chics.

Vu du 15e, le Château des fleurs, un complexe de salles de réception sur l’élégant boulevard Michelet, représente le bout du monde, il m’a fallu une demi-heure de bus et cinq minutes de métro pour descendre de mon HLM. Ce n’est pas la porte à côté. Et comme me dira Céline, une jeune femme rencontrée sur place ! « Eh bé, c’est que tu avais envie de venir, alors ! »

Elle ne conçoit guère qu’une femme normale prenne le bus dans les quartiers nord. C’est trop dangereux, on peut y faire de mauvaises rencontres. En semaine passe encore, et puis on est bien obligé d’aller travailler, mais le dimanche... De fait, le bus était bien vide en ce début d’après-midi, Quelques retraités que la solitude d’un appartement de veuf jetait au hasard des rues et quelques beurs que le spleen des halls de HLM poussait vers la Canebière, histoire de traîner un peu.

La fête était annoncée pour 16 heures. A 16 h 30, beaucoup de monde se presse aux portes du Château. J’aurais dû réserver une place, acheter à l’avance un carton d’invitation dans l’une des permanences, mais ni la rue de Rome ni la section du 15e n’en avaient quand je suis passée, Résultat : les hôtesses à l’accueil qui encaissent la participation de 50 francs se déclarent désolées, je ne serais pas assise. Leurs fêtes seraient-elles si prisées ? A l’entrée de la salle, une autre jeune femme gantée de dentelles noires s’excuse elle aussi, puis se ravisant me laisse espérer une chaise pour 20 heures, après la collation, quand les invités commenceront à partir.

Une cinquantaine de tables de dix ont été dressées. Nappes vieux rose, couverts délicats, la fête se veut huppée. Au fond, derrière un foisonnement de plantes verres, une estrade attend l’orchestre. Décor typique pour réception bourgeoise. Seule différence : une vingtaine d’affiches délicatement punaisées sur les murs en moquette rappellent, sous les portraits des quatre députés du département, le slogan du moment : « Front national, eux feront ce qu’ils disent ».

Je suis en train d’essayer de me souvenir de ce qu’ « ils » disent et de ce qu’ « ils » feront, bêtement plantée entre Alessandro et Perthier, quand Claude, le jeune homme timide de la rue de Rome, vient tranquillement me saluer :

— Tu viens, je vais te présenter à des amis

Ses amis ne lui ressemblent pas du tout. Lui, son allure traînante le voue aux rôles d’anti-héros. Eux, fièrement campés sur leurs deux jambes, les mains croisées derrière le dos, le regard rivé sur la salle qui se remplit peu à peu, se donnent des airs de conquérants. Félix, du haut de ses vingt et un ans, arbore une épaisse moustache noire. C’est un travailleur de force, un « prolo » qui n’a pas peur de venir en jean et baskets dans une réunion de « parvenus ». Pascal est un preux, un chevalier, son pull d’une blancheur de lis rehausse le brun de son casque de cheveux. Du croisé il a tout, le front haut, la coupe en bol, et l’oeil déterminé. C’est lui qui s’intéresse le plus à moi :

— Qu’est-ce qui vous a fait venir, vous ?

Je réponds succinctement « les grèves ». Les récents débrayages des cheminots de la SNCF et les quelques arrêts de travail à l’EDF sont encore dans les mémoires. J’adopte enfin l’attitude de l’usager mécontent que quinze jours plus tôt je m’échinais à mimer devant un miroir. Peine perdue : mon manque de conviction est contagieux ou les grèves ne sont pas son sujet de prédilection, en tout cas, c’est mollement que Pascal me rétorque :

— Oui, c’est sûr qu’ils sont en train de foutre l’économie par terre.

Son amie, Céline, m’observe d’un oeil de rivale potentielle. Elle est pourtant ravissante et sexy, moulée dans une longue robe noire qui emprisonne ses hanches. Petite, elle s’est hissée sur des talons de dix centimètres, ce qui, avoue-t-elle, lui fait mal aux reins. Ses yeux maquillés à l’égyptienne et ses lèvres fuchsia consentent enfin à sourire, Il faut souffrir pour être belle, Elle « fait le régime », et ne grignotera même pas un petit morceau de galette.

La fête tarde à commencer, les échanges avec mes nouveaux amis restent dans les limites de la convenance, propos susurrés au bout des lèvres, critiques tartuffiennes des gens qui passent sous notre nez Une dame dont les rides se perdent dans un océan de Khôl, emballée dans une fourrure synthétique rose bonbon, effleure Pascal qui, choqué, laisse tomber :

— Moi, même ma femme je lui laisserais pas porter ça.

L’excentricité le dégoûte : pour être heureux, soyons conformes. L’assemblée offre pourtant un spectacle varié, et tes convives ont des goûts divers. De mon côté, inobservée surtout les femmes. Enfin, je les vois ces lepénistes de mon sexe, et elles sont nombreuses. L’élégance Dior cohabite avec l’élégance Monoprix mais le plus fascinant, c’est la foule des jeunes. Jeunes filles de tous styles, lycéennes séduites jusqu’au mimétisme par Jeanne Mas, punkettes proprettes et sombres à la fois. Filles de famille en col roulé et mocassins de velours, minettes marseillaises, rouge à lèvres violent et cheveux frisottés, gamines sportives aux jeans soigneusement repassés.

Elles ont entre seize et vingt ans. Les garçons du cru ont entre seize et vingt ans. Les garçons ou le blouson de cuir à épaulettes et le jean serré. Ces visages identiques à ceux qui marquèrent les grandes manifestations étudiantes de l’hiver 1986 me heurtent. Pourquoi ces jeunes viennent-ils à cette fête ? Par obéissance aux parents ? Par conviction ? Je m’apprêtais ! passer six mois avec de vieux aigris, et je retrouve ma génération. Ma gorge se noue presque de les voir ici : quel avenir espèrent-ils donc ?

La salle est maintenant pleine. Environ cinq cents personnes ont pris place, assises ou accoudées au comptoir. Les élus s’apprêtent à parler. Pascal Arrighi, député des Bouches-du-Rhône, ouvre un maigre feu. Ses voeux de santé pour tous et de succès pour ceux qui ont des enfants enregistrent un applaudissement mesuré. Un ange passe au dessus des tablées. Arrighi se ressaisit, évoque la prochaine présidentielle, l’assistance se manifeste un peu plus. Le suivant, Ronald Perdomo, qui, en sus de sa charge de député, est alors secrétaire départemental du Front, cherche et trouve le succès.

— Mes amis, mes amis. Nous sommes trop nombreux, vous pouvez le dire ! je viens de croiser douze personnes qui repartaient faute d’avoir une place assise et souvenez-vous cependant, il y a trois ans, nous occupions seulement le fond de cette salle.

— C’est vrai, commente Pascal, il y a trois ans, on en occupait le tiers.

Autour de moi, les têtes acquiescent. Les sourires répondent aux regards complices : c’est bon de se sentir dans un mouvement qui va de l’avant. Il y a trois ans, en janvier 1984, le Front national n’avait pas encore fait irruption sur la scène marseillaise, mais il allait y recueillir 52 000 voix lors des Européennes en juin de la même année. Depuis, il y a enregistré 85 000 suffrages aux législatives de 1986.

Le troisième député, Jean Roussel, vient de prendre la parole. Courbé en avant sur le micro, il nous exhorte, les bras comme un épouvantail tandis que, silencieux derrière lui, lentement, s’installe un orchestre de musiciens exclusivement... noirs.

Dans l’assemblée, plusieurs dos se raidissent. Offusqué, le garçon du comptoir se penche vers Pascal et chuchote : « C’est pas possible, c’est pas possible. Il n’a pas vu par qui il est entouré. » « Ah zut, ça c’est con ! » jette Pascal, Les hôtesses commencent à distribuer les galettes des rois au rythme syncopé d’une musique tropicale. Comme pour se dédouaner, le chanteur fredonne « Oyé, oyé Front national », un refrain lancinant et exotique ! Pascal et Félix frémissent. Le bruit circule dans la salle que ces musiciens viennent de l’île Maurice. « Si les communistes voyaient ça, ils nous feraient encore une belle publicité d’exploiteurs de nègres ». « Pas du tout, réplique une voix très digne, ils verraient que nous ne sommes pas racistes. »

Il est bientôt 19 heures. Nous nous installons à une table désertée par deux couples qui détestent ce genre de musique : « Quand on loue un orchestre, on se renseigne avant ! »

Mes amis s’assoient en ronchonnant.

— C’est bidon, leur fête. Et nous qu’on s’emmerde à coller des affiches pour Le Pen et tout !

— Ouais, à la fédération, c’est rien que des vieux, des gens installés dans la vie, Ils s’en foutent de ceux qui triment, ajoute Félix qui vient de nous expliquer comment toute la semaine il a sué sur son chantier.

Un regain d’intérêt passe dans leurs yeux quand le monsieur Loyal de service enjoint les candidates à l’élection de Miss FN de monter sur l’estrade. Pascal entreprend de se rapprocher de la scène où quatorze jeunes filles timides et ricanantes se trémoussent devant l’orchestre noir, Monsieur Loyal s’efforce de leur faire décliner leur identité, tente de plaisanter souvent sans grand bonheur et chagrine une petite rousse tout de rouge vêtue, en lui faisant remarquer que cette couleur l’est guère appréciée au Front national. Le visage de la candidate s’empourpre lui aussi ; pour se reprendre, elle tente un rire jaune et niais.

Formé des députés et des conseillers régionaux, le jury hésite une demi-heure dans une ambiance respectueuse et bon enfant.

Le voisin de Céline s’impatiente puis se désintéresse de la scène pour sonder la profondeur d’esprit de ce joli minois. Il pourrait être son père.

— Vous lisez, mademoiselle ?

Avide d’obtenir une réponse, il braille à dix centimètres de la ravissante idiote, qui se recule juste assez pour respecter les distances de la politesse.

— Non, Il faut lire pourtant, sinon on n’a pas d’argument et quand quelqu’un vous contredit, vous fuyez la discussion, Non sérieusement, il faut lire. Et en plus, il faut tout lire, Le Méridional, Le Monde, Le Nouvel Observateur pour pouvoir faire des comparaisons.

Tiens un intellectuel, je tends l’oreille.

Aujourd’hui celui qui n’a pas lu Préférence nationale de Jean-Yves Le Gallou et Qui se souvient des hommes de Jean Raspail est un jean-foutre. Les gens en majorité, à votre avis, quelle opinion ont-ils ? Eh bien, ils ont l’opinion du rédacteur en chef du quotidien qu’ils ne lisent pourtant pas.

Ce sens de la période éblouit Céline qui, voix sucrée et battements de cils à l’appui, minaude : « Il est amusant ce monsieur ! » Le monsieur reprend sur le même ton de camelot :

— Les gens sont d’une ignorance crasse. Si je vous demande ce qu’est le PNB, mademoiselle, je parie à un contre un million que vous ne savez pas me dire de quoi il s’agit.

Au lieu de se sentir humiliée la jeune femme le regarde illuminée et hoche la tête en signe de négation.

— Ah vous voyez. Il faut lire. Dans le dernier Figaro Magazine, ils ont republié un texte de Marcel Pagnol sur la soi-disant démocratie, la démocratie est le gouvernement des ivrognes et des ignorants, mademoiselle. Regardez, on a dit longtemps que l’Algérie est française. Mais l’Algérie n’a jamais été française que pour faire plaisir aux affairistes, aux politiciens.

Timidement, Céline risque une remarque pour montrer qu’elle a saisi tout le boniment :

— Ça, où il y a de l’argent, y a toujours des problèmes.

Son interlocuteur aperçoit soudain Arrighi quitter la salle. Il se précipite pour le saluer d’une courbette pateline et revient poursuivre un raisonnement plus méandreux encore.

— Eh oui, c’est pas les Arabes qui sont majoritaires là-bas, c’est les Berbères et les Kabyles en Algérie. Et c’est des Blancs ça, et la race blanche est supérieure, je ne dis pas que les autres sont inférieures mais la race blanche, c’est quelque chose ! L’Algérie, elle a jamais été française, on a fait la guerre qu’a coûté une fortune, on a fait un référendum puisqu’on est en prétendue démocratie, et les Français ont dit l’Algérie est algérienne ; c’est ça la démocratie. Voyez, il faut lire. Il faut lire parce que vous avez vingt-cinq ans, c’est vous qui faites demain,

Le braillard se détourne, Pascal revient, heureux. L’élue des élues qui descend maintenant de l’estrade, un énorme bouquet de fleurs à la main, est celle qu’il aurait choisie, De plus, l’honneur est sauf) la dauphins la Miss FN est une fille mignonne mais, surtout, méritante qui ne rate aucune manifestation du Front. Le bruit court que son frère a été tué à coups de couteau par des Arabes. Monsieur Loyal, en riant sobrement, rappelle qu’un jour la demoiselle avait participé au service d’ordre d’un député et que, le lendemain, La Marseillaise, journal local d’obédience communiste, avait légendé la photo de l’événement : « Les gros bras du Front national. »

— Eh bien, j’ai le plaisir de remettre le bouquet de la dauphins à l’un de nos affreux gros bras.

La salle s’esclaffe, manifeste qu’elle trouve cette presse de gauche imbécile avec ses stéréotypes. J’ai la mort dans l’âme.

Nous nous levons pour partir, Céline a convaincu son compagnon de me raccompagner jusqu’à ma lointaine HLM. La nuit est tombée. On ne sait quelle atrocité pourrait m’arriver. La voiture de Pascal s’ouvre à distance, un énorme e macaron FN pavoise sur la vitre arrière et un chien noir aboie à notre arrivée, un gros chien pataud incapable de faire mal et même peur.

Le trajet en voiture devrait durer dix minutes à peine, Percée d’autoroutes, Marseille, depuis quelques années, est conçue pour les automobiles. Mais Pascal ne connaît pas les quartiers nord comme sa poche, tant s’en faut. Il existe deux Marseille et il ne fréquente pas volontiers celui-là.

— justement, me dit Pascal, ma mère a des appartements à louer au centre ville, si tu veux je lui en parle. Tu vas pas rester là quand même !

Je ne sais plus où donner de la tête. Durant toute cette journée je n’ai pas entendu un mot de politique, si ce n’est les exhortations à lire du dragueur et le bon mot d’un monsieur guindé. Celui-ci, se plaignant que le Front national eût édité des badges de couleur verte, avait ajouté : « Ces badges, ça fait écologiste, vous savez les verts, ces rouges qui s’ignorent, les daltoniens, quoi » . La formule était tombée à plat. Seul Pascal avait compris. Pascal qui me réitère son offre d’appartement. Je n’ai rencontré aujourd’hui que des gens prêts à me rendre service. Celui-ci m’a aiguillée sur une assistante sociale lepéniste susceptible de m’aider dans la recherche d’un emploi. Cet autre va essayer de me faire quitter ma cité. Mon monde s’ébranle : je suis chez l’ennemi et l’ennemi est gentil. Association d’idées fugace, sur le moment : Hitler, dit-on, aimait les oiseaux. C’est vraiment idiot, me rétorqué-je, ces jeunes-là n’ont rien à voir avec Hitler... Et je m’enfonce sous ma barre de HLM en pensant : « C’est vraiment bête qu’ils soient si racistes », sans aucunement réaliser, à cet instant, l’incongruité de ce "si" devant le mot "raciste". Il m’était venu naturellement : j’étais entrée dans la peau de mon personnage.