Vacarme 12 / Éric Fassin

Notre oncle d’Amérique entretien avec Éric Fassin

Quand s’ouvre, en 1998, le débat sur le PaCS, des groupes militants engagés dans ce combat découvrent en Éric Fassin une sorte d’oncle d’Amérique qui tombe bien. Certains le connaissent déjà pour le séminaire gay friendly qu’il anime depuis 1996 avec Michel Feher à l’École Normale Supérieure, « Différends sexuels et histoires amoureuses ». Sociologue et américaniste, Éric Fassin est, avec Didier Éribon, l’un des rares chercheurs en France à travailler et à faire connaître les textes volontiers occultés de théoriciens américains : G. Chauncey, G. Rubin, D. Halperin, J. Butler etc. Si le travail de Fassin nous semble précieux, c’est d’abord parce qu’il contribue, par une observation et une comparaison précises des polémiques intellectuelles et politiques nationales, à décloisonner le débat, à ouvrir des champs de résistance et d’invention politique et théorique inédits. C’est aussi parce qu’il produit une critique des usages de la science dans le débat politique et des abus de l’expertise qui en résultent. En ce sens, il travaille à empêcher que ce débat se referme sur un partage des rôles entre le savant et le politique. Il s’est, à ce titre, récemment trouvé au coeur d’une violente polémique avec la sociologue Irène Théry, « experte » patentée. Fassin conteste à la fois la validité scientifique des travaux de Théry - en gros, la « naturalisation » de « l’ordre symbolique » - et leur prétention à prescrire des normes politiques. De son côté, Irène Théry s’en prend dans La Revue des deux mondes aux « ayalollahs de l’égalité » et convoque l’institution universitaire pour trancher sur le « cas Fassin ». S’il faut choisir un camp, c’est fait en ce qui nous concerne.

Évidemment, je n’ai pas tardé à me rendre compte qu’en travaillant sur des objets politiques, on ne peut pas rester extérieur au politique. Le simple fait de dire que la réalité est complexe (ainsi, refuser l’idée selon laquelle les féministes américaines seraient nécessairement hystériques) peut avoir des effets politiques. Choisir de parler du « politiquement correct » en refusant d’isoler un mouvement réputé tel, pour mieux comprendre l’ensemble de la controverse, c’était bien sûr proposer une construction scientifique, mais en même temps faire un geste politique : en effet, c’était refuser d’adopter la perspective des dénonciateurs du « politiquement correct ». En la matière, il est donc difficile d’opposer l’idéologie à la science : le choix savant est aussi un parti pris politique.

J’ai donc été amené à reconnaître que parler des États-Unis, même en tant que sociologue, c’est participer à un échange transatlantique, puisque l’Amérique est une figure du discours politique en France. Ce qui pose une nouvelle question : pour contrer ceux qui craignent la contagion des idées politiques américaines, faut-il encourager leur importation ? Je ne le crois pas. Ce n’est pas le travail des sciences sociales ; et il n’est pas sûr que ce soit politiquement désirable. Ce que j’essaie de faire, ce n’est pas d’importer, mais de traduire - autrement dit, de nous rendre pensable ce qui se passe aux États-Unis. La traduction, c’est la condition d’une appropriation, plutôt que d’une transposition.

Dans mon séminaire aujourd’hui, je ne suggère pas d’importer l’affirmative action (les traitements préférentiels). En revanche, je refuse l’idée qu’une telle politique raciale serait impensable en France. J’utilise la comparaison pour sortir du cadre imposé par notre société. La référence américaine sert trop souvent à interdire toute réflexion sur les sujets minoritaires. Pour autant, je ne souhaite pas qu’on y puise des réponses, mais que la confrontation transatlantique nous aide à formuler d’autres questions, ou à formuler autrement nos questions.

On est frappé par la méconnaissance en France de textes américains importants - qu’il s’agisse de philosophie politique ou de minority studies. Avez-vous pensé lancer une collection pour faire connaître ces textes ?

Si on veut faire connaître des textes, il faut restituer leur contexte. Leo Bersani a rédigée pour la traduction française de Homos  : il tente de corriger par anticipation les malentendus de la réception. Je pense pourtant que son livre reste très difficile à comprendre en France, parce qu’on ignore ses références. Bersani s’inscrit en réaction contre le discours queer d’une mouvance intellectuelle et politique largement ignorée en France. Il ne s’agit pas pour lui de disqualifier les études gaies et lesbiennes, mais de réagir contre un discours anti-identitaire qui a pris de l’importance dans les universités américaines autour du mot queer. Faute d’être familier de cette histoire, on risque le contresens : sans doute Bersani s’oppose-t-il à la fois aux gays conservateurs comme Andrew Sullivan et au radicalisme queer de Michael Warner — mais il ne confond pas les deux options politiques ! Il ne s’agit pas seulement de contresens théorique, mais aussi d’appropriation politique — un peu comme lorsqu’en France des gays « républicains » ont cru pouvoir trouver une légitimation idéologique chez Foucault.

Mon travail, c’est de résister à ces confusions en restituant des contextes, comme j’ai essayé de le faire dans le numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales sur les homosexualités, autour du livreGay New York : George Chauncey essaie d’y montrer que l’identité homosexuelle est historiquement variable - en particulier l’articulation entre genre et sexualité. C’est une manière pour lui, non seulement de s’inscrire dans le prolongement d’une problématique développée par Foucault, mais aussi de critiquer son modèle théorique (la place des discours savants) et chronologique (l’ouvrage porte sur la période 1890-1940) : le travail de l’histoire sociale, en incluant les classes populaires, amène à reprendre le débat issu d’une page célèbre de la Volonté de savoir. Faute d’avoir en tête ce contexte, on ne comprend pas l’importance et l’originalité de l’apport de Chauncey.

Ce type de contextualisation a-t-il été fait par les éditeurs américains à l’occasion de la traduction de textes d’intellectuels français ?

Un peu. Mais en fait, cela a fonctionné principalement au contresens - ou plutôt, peut-être, à la reconstruction, avec l’invention d’objets intellectuels nouveaux comme « Theory » ou « French feminism », qui doivent beaucoup à la pensée française des années 1970.

Est-ce si grave ?

Pas forcément. Après tout, qu’il y ait un Foucault français, et un Foucault américain, pourquoi pas ? Qu’il y ait un Derrida français et un Derrida américain, pourquoi pas - et d’autant plus que Derrida a pu jouer de cet écart ? Je ne refuse pas ces importations ; mais ce n’est pas ce que je prétends faire. J’essaie de faire mon métier : pour les sciences sociales, les textes ne signifient pas dans le vide ; ils signifient dans des contextes sociaux. C’est pourquoi je ne cherche pas à importer des idées politiques américaines, mais à en proposer la traduction.

L’Amérique

Pouvez-vous préciser la fonction de l’Amérique dans la rhétorique politique et intellectuelle française ?

Elle ne cesse d’évoluer. « De toute éternité », quasiment, on rencontre en France ce qu’on pourrait appeler la rhétorique de l’Amérique. Néanmoins, malgré le sentiment de continuité, n’oublions pas qu’elle a une histoire : la rhétorique recycle des matériaux, quitte à donner le sentiment qu’on répète toujours la même chose.

La période à laquelle je me suis le plus intéressé dans la vie intellectuelle française commence à la fin des années 1970, avec la relecture de la Révolution française par François Furet, et l’émergence d’un discours qu’on pourrait dire « libéral » (la revue Le Débat, la fondation Saint-Simon et l’Institut Raymond Aron en seront les prolongements institutionnels). On commence alors à parler des droits, de l’individu, etc. Dans ce premier moment du libéralisme français, l’Amérique est une référence positive : c’est le modèle d’une révolution libérale, par contraste avec notre révolution jacobine entachée par la Terreur.

Dans les années 1990, le ton n’est plus le même : la référence est devenue négative. Le tournant, c’est 1989 - à la fois le Bicentenaire de la Révolution Française et la chute du mur de Berlin, mais aussi le débat sur le foulard islamique. La référence américaine ne joue plus désormais contre le marxisme. La question n’est plus celle du communisme, mais du multiculturalisme : avec l’immigration, on pense la nation. À partir de 1989, on voit donc apparaître chez ces mêmes libéraux un discours anti-américain : loin d’être comme avant un modèle libéral, l’Amérique devient un contre-modèle illibéral. C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre l’importation française de la controverse américaine sur le « politiquement correct ».

Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de minorités ethniques. Le discours sur le féminisme (et plus tard, sur l’homosexualité) participe de la même rhétorique. C’est en 1989, dans un numéro de la revue Le Débat consacré au Bicentenaire, que Philippe Raynaud, l’un des penseurs de cette mouvance libérale, esquisse la critique du féminisme que développera en 1995 le livre de Mona Ozouf, Les mots des femmes. Dans ce basculement rhétorique, le plus remarquable, c’est que ce sont précisément les critiques de l’exception française qui la célèbrent désormais : on ne demande plus à la France de renoncer à la violence révolutionnaire, à l’exemple des États-Unis, mais, à l’inverse des États-Unis, de préserver l’harmonie entre les sexes.

Mon travail s’est développé dans les années 1990. Il a donc en grande partie consisté à déconstruire cette rhétorique franco-américaine opposant « républicanisme » à « communautarisme ». C’est qu’en effet elle constitue à mes yeux un obstacle et scientifique et politique : elle empêche à la fois de comprendre les États-Unis et de penser les questions minoritaires.

Aujourd’hui, il semble que l’opposition d’une Amérique communautariste et d’une France républicaine batte un peu de l’aile. Pensez-vous que les termes du débat soient en train de changer, particulèrement avec la montée en puissance du discours sur la mondialisation ?

Je crois en effet qu’on est bien sorti de ce modèle binaire qui organisait tout le discours intellectuel depuis 1989. On peut situer ce nouveau tournant en 1997, avec l’apparition des débats sur le PaCS et la parité. Paradoxalement, la référence américaine est alors mise entre parenthèses. Elle avait d’abord été invoquée contre la parité ; elle disparaît alors. Quant au PaCS, étrangement, le débat américain (depuis la décision de la Cour suprême de Hawaï, en 1993) n’apparaît jamais (sauf sous ma plume...) On aurait pourtant pu s’attendre à ce que tout le monde invoque le contre-exemple américain, comme c’était l’habitude, depuis 1989, sur toutes les questions minoritaires. En réalité, tout se passe comme si le spectre du communautarisme américain disparaissait à partir du moment où émerge une nouvelle rhétorique - la « différence des sexes ». Il est vrai que, pour le PaCS comme d’ailleurs pour la parité, désormais, c’étaient plutôt les revendications minoritaires qui avaient l’air vaguement universalistes. On s’est mis à parler de minorités en France, sans pour autant que cela rentre dans un cadre « communautariste ». On ne savait donc plus très bien où on en était. Les catégories utilisées depuis 1989 ne marchaient plus.

La rhétorique anti-américaine ne disparaît pas pour autant : elle sert à autre chose. Une rhétorique, cela peut être réapproprié. Il me semble aujourd’hui qu’elle est invoquée principalement, non plus contre le multiculturalisme, mais contre l’impérialisme. Il me semble que c’est un moment de bascule, où l’on voit la reprise de la rhétorique anti-américaine dans un registre anti-impérialiste. On l’a vu pour un ensemble de dénonciations de l’impérialisme dans le domaine économique (Seattle) et militaire (le Kosovo).

Pour ma part, je me suis intéressé, d’une manière critique, au texte de Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant dans Actes sur « Les ruses de la raison impérialiste ». L’originalité de cet article, c’est qu’il porte sur la question des minorités : l’exportation des catégories minoritaires produites aux États-Unis serait l’ultime « ruse de la raison impérialiste ». L’argument a d’autant plus de poids que Pierre Bourdieu s’intéresse en même temps aux questions minoritaires, en particulier féministe et homosexuelle, dans son livre sur La Domination masculine.

Considérez-vous qu’il s’agisse de la même rhétorique ?

Ce qui m’intéresse, c’est qu’un même mot, « l’Amérique », puisse servir à des choses très différentes. Les gens ne s’y repèrent pas forcément. De quoi parle-t-on ? De l’Amérique libérale des droits ? De l’Amérique des minorités ? De l’Amérique du capitalisme ? Il faut donc clarifier, identifier les déplacements. Sinon, le risque est de ne retenir qu’une sorte de dénominateur commun - l’Amérique - et donc de nationaliser un discours politique. C’est en ce sens que j’avais critiqué la confusion de l’anti-féminisme et de l’anti-américanisme qu’entraînait l’opposition entre « républicanisme » et « communautarisme ». Je reste réticent lorsque cette rhétorique est utilisée comme une arme anti-impérialiste : le risque, c’est de nationaliser une question politique. Utiliser une telle rhétorique, c’est se charger de bagages dont il vaudrait mieux se défaire, à mon sens.

La controverse

Au centre de la controverse qui vous oppose à Irène Théry, il y a la question du rapport entre savoir et politique. Vous proposez d’interroger politiquement ce qu’il y a de politique dans la production et dans l’invocation de certains savoirs. Pouvez-vous préciser ?

L’universalité de la différence des sexes, « fondement anthropologique de notre culture », peut-elle justifier (scientifiquement) la décision (politique) d’interdire de filiation des couples de même sexe ?

Face à cet argument, j’ai proposé deux types de critiques. D’une part, sur la définition de l’anthropologie. Au-delà des réfutations empiriques (l’anthropologie nous offre plus d’exceptions que de règles : aussi a-t-elle pu être utilisée historiquement dans une logique relativiste, plutôt que normative), il en va de la définition de la discipline : pour moi, l’anthropologie est un savoir historique - comme la sociologie, et l’histoire. Autrement dit, elle ne propose pas des lois qui transcenderaient l’histoire, mais des explications historiquement situées. Dégager un invariant qu’on appelle la différence des sexes me paraît, soit inexact, soit flou, en tout cas inutilisable.

D’autre part, j’ai proposé une critique qui porte sur l’usage social des sciences. Que peut-on légitimement demander à la sociologie, à l’anthropologie ? Je propose d’abord une critique négative, qui marque les limites de ce qu’on peut faire : on ne peut pas, à partir de la sociologie ou de l’anthropologie, définir des normes. C’est contraire, non seulement au principe scientifique, mais aussi au principe démocratique. Ce n’est pas la science qui fait la loi. Ensuite, je propose une critique positive. Il ne s’agit pas de dire : puisque les sciences humaines ne doivent pas faire la loi, elles doivent se taire ; mais plutôt : le métier des sciences sociales, c’est de décrire le monde. C’est une proposition simple, mais si on la prend au sérieux, elle a des effets importants. Cela veut dire qu’on ne peut pas décider a priori que certaines choses n’existent pas.

Cela peut donc avoir deux types d’effets politiques, et les deux me paraissent également importants. Un effet de dénonciation, de dévoilement : montrer, par exemple, la misère ou la discrimination. Mais aussi un effet de légitimation : dire « Il y a des couples homosexuels qui aujourd’hui, déjà, ont des enfants. », c’est faire en sorte que ce ne soit plus seulement un débat théorique sur la question de savoir si ce serait bien qu’il y en ait ou pas ; c’est dire : « de toutes façons, il y en a, cela existe. » Dans un numéro à paraître de la revue d’anthropologie L’Homme, consacré à la parenté, j’ai écrit un texte : dans le titre figure le mot « homoparentalité ». Autrement dit, c’est un mot qui a sa place dans les recherches sur la parenté. Voilà ce qu’on peut espérer faire : légitimer, par le fait de dire que cela existe. Parce que le domaine de la science, ce n’est pas ce que l’on voudrait, c’est ce qui est.

Ma posture n’est pas apolitique, bien au contraire : qu’il s’agisse de la définition de l’anthropologie, ou de l’usage social des sciences, il s’agit de contester une règle politique qu’on tente aujourd’hui de fonder scientifiquement, en la prétendant universelle. Mais ce n’est pas la même manière de faire de la politique avec la science. Ce n’est pas une politique normative, c’est une politique critique, à la fois sur le modèle de la dénonciation et sur le modèle de la légitimation, par le simple fait de faire voir - de décrire.

Vous avez consacré une partie de vos recherches à la question des polémiques. Ce savoir vous a-t-il été utile dans votre controverse avec Irène Théry ?

Il ne m’a pas échappé qu’il y avait un effet troublant à entrer dans le miroir après avoir beaucoup travaillé sur les polémiques. C’était une manière de renoncer aux dernières illusions de l’extériorité, qui garderait le savant hors du politique. Je ne crois pas que l’extériorité soit une condition nécessaire du travail savant. Cette illusion, qui joue un rôle important dans les sciences sociales, aurait d’ailleurs pour effet de rendre impensable le présent : on n’est pas censé être extérieur au présent. Or mon travail part presque toujours du présent - quitte ensuite à pratiquer une démarche historique « régressive », comme dit Marc Bloch.

Les militants

Vous travaillez volontiers avec des groupes militants comme Act Up, le Centre Gay et Lesbien etc, qui reconnaissent dans vos travaux certaines de leurs préoccupations. Est-ce pour vous une règle de travail ? Comment pensez-vous l’articulation entre les problématiques militantes et les problématiques scientifiques ?

Je n’ai pas fait un choix a priori. Cela correspond à des situations. Depuis un certain nombre d’années, je réfléchissais à des questions qui avaient des implications politiques. J’ai donc pensé que je devais intervenir sur la question du PaCS, surtout à partir du moment où la sociologie en tant que telle avait été invoquée par Irène Théry. Il me fallait bien assumer les conséquences de ce que je faisais, à savoir que les idées ont des effets sociaux. C’était relativement nouveau pour moi.

Jusqu’alors, j’avais réfléchi en termes plus abstraits, en termes d’espace public général, et non de militants en particulier. J’avais par exemple choisi de ne pas écrire seulement dans des revues scientifiques, mais aussi dans des revues (comme Esprit) et des journaux (comme Le Monde). Mon ambition est en effet de faire entendre certaines choses de publics différents : dès lors que je parle de choses qui concernent le domaine public, j’essaie de les faire entendre dans l’espace public. C’est donc seulement récemment (d’abord avec le féminisme, puis sur les questions homosexuelles) que le fait de pouvoir travailler en conjonction avec des militants s’est présenté. Et j’en suis très heureux.

Il y a cependant une limite. S’il y a une utilité dans le travail intellectuel, elle tient au fait qu’on n’est pas l’intellectuel organique de tel groupe ou telle association. Dans le débat sur le PaCS, ç’aurait pourtant pu être le cas. Or je me suis rendu compte que je ne le souhaitais pas - non par une sorte d’orgueil universitaire, mais plutôt parce que, s’il peut y avoir un intérêt à ce que je raconte, c’est aussi parce que ce n’est pas exactement ce que les gens attendent que je dise. Il y a une logique propre du travail intellectuel, et il me semble qu’on n’a pas intérêt à la perdre. Le fait de revendiquer une autonomie scientifique dans mon travail ne revient pas à prendre des distances par rapport au politique. C’est seulement une modalité différente du travail politique. Or il est normal que ce souci, qui est le mien, ne soit pas le souci de mes interlocuteurs politiques.

Il y a des moments où ce que je raconte n’est pas directement utilisable dans une perspective politique, du moins sur le moment. Pour prendre un exemple, quand j’ai travaillé sur la comparaison franco-américaine à propos du mariage, j’ai montré qu’aux États-Unis la revendication du mariage pour les couples du même sexe pouvait être une revendication conservatrice, à vocation normalisatrice. Si je m’inquiète trop de savoir si je ne vais pas desservir la cause que je défends en France, je risque d’être condamné à me taire. Je revendique donc le fait qu’il est plus utile de suivre la logique de son travail intellectuel, quitte à ce que ce soit ensuite approprié par d’autres. On a besoin d’une certaine autonomie du travail scientifique. Ce qui ne veut pas dire une coupure : je parle d’autonomie, non d’indépendance. En suivant une logique proprement scientifique, on ne cesse de croiser le politique. Ou plus exactement : la logique scientifique est toujours politique, et elle ne cesse de croiser le travail militant - sans se confondre avec lui.

Vous avez été à l’origine, l’an dernier, d’un texte intitulé « Pour l’égalité sexuelle », qui proposait de sortir du débat sur la différence des sexes. Or vous teniez à ce que ce texte soit signé à la fois par des intellectuels institués et par des militants, gays, lesbiennes et féministes.

Ce que j’essaie de faire, c’est de réfléchir à la manière dont s’organise un débat. Quelle est la rhétorique, quels sont les arguments employés ? Quand on n’est pas content des termes d’un débat tel qu’il existe, il faut essayer de voir si on ne pourrait en trouver d’autres. C’est cela qui constitue le travail intellectuel. Mais c’est aussi cela qui constitue le travail militant, qui propose une reformulation politique. Les militants et les intellectuels sont des gens qui ne sont pas contents de la manière dont les choses sont dites, qui sont insatisfaits des termes du débat.

En ce qui me concerne, je savais que l’alternative républicain / communautariste ne me convenait pas. Je ne me sentais pas communautariste, et je ne me sentais pas républicain dans le sens que ce mot avait pris. Il fallait bien que je trouve une manière de rendre compte de cette insatisfaction. C’est alors que j’essaie de parler de discrimination. C’est un travail intellectuel sur les représentations. Et en même temps, c’est un travail politique. Il n’y a donc pas de raison pour que cette articulation soit exceptionnelle dans la pratique.

Le savant et le politique

Si ce type d’initiative semble inhabituel, c’est peut-être aussi en raison d’un partage qui semble institué entre le savant et le politique. Que pensez-vous de ce partage, de la façon dont il s’est imposé, et de la façon dont il peut être remis en cause ?

Ce partage s’est imposé au début des années 1980. Je crois qu’on peut s’appuyer pour le comprendre sur une réflexion de Foucault analysant la « fonction politique de l’intellectuel ». Foucault développe la notion d’intellectuel « spécifique » par opposition à l’intellectuel « universel ». Dans sa ligne de mire, il y a Sartre, modèle de l’intellectuel universel qui parle au nom de vérités générales. Foucault envisage la possibilité qu’on soit déjà sorti de ce modèle-là, qu’on soit désormais dans un modèle de l’intellectuel spécifique qui s’appuie sur des savoirs. Il s’agit pour lui de penser, entre autres, la question de la place du savoir dans la société.

Je crois qu’à la fin des années 70, on renonce en effet à ce modèle de l’intellectuel « universel ». La chronologie est bien connue : la mort de Sartre précède de quelques semaines la naissance de la revue Le Débat. Je crois que toute une génération d’intellectuels — en particulier les soixante-huitards — est sortie transformée par ce moment. Dans le champ des sciences sociales, beaucoup ont considéré qu’il fallait en finir avec l’instrumentalisation de la science par la politique.

À partir de là, il y a eu deux tentations symétriques. D’une part, celle de l’expertise. On entend dire : « On en a assez de ces gens qui prétendent faire la révolution, mais qui ne réforment pas la société. Mieux vaut formuler des propositions modestes et concrètes (en matière de famille, d’immigration, etc.), fondées sur notre savoir et non sur notre idéologie. » Face à cela, d’autre part, il y a la position du « savant pur », horrifié par cette instrumentalisation du savoir : l’expertise apparaît alors comme une compromission. De ce côté, on entend dire : « J’ai déjà donné dans les années 70, je n’ai pas envie de continuer à me salir les mains comme ça, je voudrais faire de la science désintéressée. Je veux travailler sur la société sans être pour autant sommé de répondre à des demandes politiques. » Ces deux pôles, qui ont joué un rôle important dans les années 80, correspondent à la génération de ceux qui ont eu l’impression que les années 70 et la politisation des savoirs avaient abouti à une sorte d’impasse.

Ces deux modèles se vivent en opposition radicale : il y a ceux qui ont les mains propres, les savants purs, et ceux qui acceptent d’aller au charbon. Cependant, je suis frappé par le fait que ces deux modèles partagent une même représentation d’un savoir neutre. D’un côté, les savants purs parlent volontiers de « neutralité axiologique », d’un savoir qui ne serait pas politique ; de l’autre, les experts disent : « Si je peux proposer mes services, ou si j’accepte de contribuer à la réflexion des politiques, c’est parce que ce que j’apporte n’est pas de l’idéologie, mais du savoir. » Les savants purs soustraient le savoir de la politique, et les experts le proposent à la politique, mais tous supposent que le savoir n’est pas lui-même politique. Dans ces conditions, la seule ligne de partage est entre ceux qui gardent le savoir pour eux et ceux qui vont le proposer à un ministre.

Or il me semble que c’est justement cela que l’on peut critiquer, en s’appuyant sur Foucault : l’illusion partagée par les savants purs et les experts, bien qu’ils soient antagonistes, selon laquelle le savoir lui-même ne serait pas politique. Il me semble qu’on n’est pas condamné à cette alternative, et peut-être même est-on en train d’en sortir. Bien sûr, c’est en un sens ce que disait Foucault, et il faut croire qu’on n’en était pas totalement sorti : il proposait son analyse juste avant le triomphe de ce partage entre l’expert et le savant pur. Mais j’ai l’impression que la remise en cause de ce modèle est bien l’enjeu des batailles actuelles.

Aujourd’hui, des groupes militants ont fait une arme de la question du savoir et de l’expertise. Il s’agit pour eux d’opposer aux experts institués une autre expertise - la leur. En bref, de déplacer le lieu du débat. Qu’en pensez-vous ?

Ce déplacement a un effet extrêmement salubre. En effet, ces groupes remettent en cause l’identification de l’expert et du savant dont j’ai dit qu’elle me semble avoir des effets néfastes. Cette déstabilisation des rôles me paraît a priori intéressante. Reste bien sûr à voir, au cas par cas, le résultat.

J’en profite pour souligner une distinction : je ne critique pas l’expertise, mais l’abus de l’expertise. Je ne pense pas du tout qu’il soit souhaitable que les savants restent silencieux, ou que les politiques ne les écoutent pas. Au contraire. Ce que je critique n’est donc pas l’expertise. Après tout (et même si je pense qu’on n’est pas prêt de faire appel à moi...), je n’aurais aucune raison de refuser a priori de jouer un rôle d’expert. Je ne suis pas sûr de prendre le bon chemin pour cela, mais je n’aurais pas l’impression de me renier. Ce que j’essaie de critiquer, c’est l’abus de l’expertise ; c’est le fait que le savoir qu’on apporte apparaisse comme la vérité. Or c’est précisément le fait d’occulter le caractère politique de ce savoir qui permet de croire que c’est une vérité extra-politique. Quand on me demande un avis, j’essaie de montrer dans ce que je dis comment il y a des choix politiques engagés même dans les définitions les plus scientifiques.

L’intérêt de l’expertise militante, c’est qu’elle nous engage aussi à réfléchir sur la difficulté de produire une critique à l’intérieur de l’institution universitaire. Elle aide ainsi les savants à critiquer les effets d’autorité de l’institution. Encore faut-il les critiquer, non seulement en théorie, mais aussi en pratique : c’est fondamental. On n’attend pas d’être au sommet de la carrière universitaire pour critiquer les arguments de ses collègues. Certains se disent : quand je serai suffisamment puissant, je pourrai me mouiller. Évidemment, une fois arrivés, ils ne se mouillent pas plus.