Au Front (1987)

Se méfier du Juif « Au Front », 1987

par

Je savais que le mois de mai, pour moi, ne serait pas joli... Mais je ne pensais pas qu’il serait aussi laid.

Le Pen a commencé sa campagne et son portrait s’affiche en grand sur tous les murs ; on l’entend partout, sur les ondes, sur le petit écran. Le 6 mai, pour l’émission l’Heure de vérité dont il est l’invité, nous nous retrouvons à plusieurs devant le poste de télévision chez Roland, puis descendons fêter l’événement au bar de Dédé Lambert sur le Vieux-Port. Au comptoir, tout le monde se congratule : « comme il parle bien notre leader » et « comme ils feraient de beaux cadavres ces journalistes qui ne savent que le contredire ». Les militants n’en finissent pas de s’ébaudir. Cette idée de créer des « sidatoriums » est à leurs yeux un trait de génie. A coup sûr, Le Pen va rallier à lui les derniers électeurs réticents. Dans l’enthousiasme, un client de Lambert tonne d’un seul coup : « Même les Juifs, ils vont venir au Front avec ça. »

Il n’en faut pas plus pour déclencher les ricanements. Derrière son comptoir, après avoir tonitrué qu’il n’a rien contre les Juifs, Dédé Lambert ironise sur le nom de Pierre Weill, le spécialiste qui commente les sondages d’opinion toujours réalisés au cours de l’Heure de vérité.

Ces piteux sarcasmes, ce soir-là, ne me choquent même plus. Depuis le début du mois, depuis la fête de la Légion pour être précise, ma mémoire est encombrée de bien d’autres mots, de bien d’autres propos...

Chaque année, le 30 avril et le 1er mai, les légionnaires commémorent un épisode héroïque de la guerre du Mexique, la bataille de Camerone qui, en 1863, décima leurs rangs. C’est l’occasion d’une grande kermesse et, comme dit Jean-Pierre qui m’invite à y participer, une bonne façon de fuir les cortèges syndicaux du 1er mai.

J’accepte l’invitation : cette fête, dans le folklore local, semble occuper plus de place que celle de Jeanne d’Arc. Autour de moi on parle beaucoup. Si certains militants du 15e boudent le défilé parisien, parce qu’ils n’aiment pas Paris, en revanche, ils sont pour la plupart décidés à « honorer » la Légion.

Le soir du 30 avril, je monte donc au camp d’Aubagne, en compagnie de Jean-Pierre, de Félix et de Claude. Le camp est immense. Il nous faut errer longtemps entre les bâtiments des casernes, les buissons d’épineux taillés au carré, avant d’apercevoir une esplanade cernée de lampions. Les loupiotes des stands diffusent une lumière pâle à travers la rosée du soir et quelques légionnaires baillent à l’ombre des tentes. La fête semble finie, nous allons rebrousser chemin quand nous apercevons un hangar d’où s’échappe une lumière plus crue.

Une forte odeur de bière nous saisit à l’entrée. La salle est presque vide ; au premier rang, des chaises gisent en désordre, renversées. Plus loin, des femmes moroses sont assises devant des verres vides. Au fond, leurs légionnaires de maris pullulent le long de ce qui doit être un bar. Entre leurs jambes, des enfants jouent à cache-cache, leurs rires aigus résonnent comme des clochettes sur la rumeur ivre qui monte du comptoir.

Nous nous asseyons à une table encombrée de cadavres et restons longtemps silencieux, fascinés par les médailles, les plastrons qu’arborent les militaires autour de nous. Un groupe de légionnaires titubants finit par s’affaler à côté de nous. Une fois assis, cabrant le dos, ils se redressent, crispent leur nuque, une voix mâle donne le la et, soudain, des gosiers s’échappe un chant puissant et lugubre. Félix murmure aussitôt :

— Ce chant-là, je l’ai en cassette, c’est un chant de la Waffen SS.

La mélodie se poursuit, grave, virile ; elle capte l’écoute et le regard. Autour des chanteurs, les visages se recueillent.

— Quand tu penses que, malgré ca, ils ont perdu la guerre, soupire Jean-Pierre. J’arrive pas à comprendre. Perdre une guerre avec des trucs aussi beaux.

La chorale s’est étoffée, elle nous englobe. Aux légionnaires rougeauds se joignent les silhouettes graciles de quelques élèves officiers. Fronts sérieux et gorges déployées répondent à la mesure d’une invisible main. Une mélodie s’achève, une autre recommence. La marche des Panzern succède à celle de l’Afrika Korps. Claude fredonne, puis Jean-Pierre se met à chanter aussi et, finalement, leurs voix se fondent et se perdent à l’unisson dans le souffle d’un choeur à l’honneur des SS.

Un long moment s’écoule pour moi, dans l’hébétude. La voix du serveur brise enfin ce pénible envoûtement. Il s’adresse à Jean-Pierre :

— Vous, vous étiez pas dans la Légion pour chanter comme ça ?

Les yeux encore mouillés, Jean-Pierre décline fièrement son identité militaire :

— Non, service militaire dans la régulière : 6e RPIMA.

  • Bah, je vais vous dire, reprend le serveur nerveux, y a plus de Légion. Quand je vois les gars chanter ces chants-là affalés sur leur chaise, je dis que tout fout le camp. Quand je me suis engagé moi, ces chants-là, on les entonnait au garde-à-vous, monsieur !

Suit une litanie de plaintes d’où il ressort que le monde s’écroule, les femmes entrent dans la Légion, des officiers de la régulière y prennent le commandement. C’est le signe de la décadence. Le mot est lâché, Jean-Pierre le saisit au vol. Le rocker nostalgique a la propagande dans le sang :

— Je suis bien d’accord avec vous, si Le Pen était au pouvoir ça irait mieux !

— Je dis pas le contraire, reprend le légionnaire. Pour nettoyer le pays, ça serait bien quoique, vous savez, pour le purger de tous les Arabes, y aurait besoin que de quelques mercenaires, même en civil.

Et l’homme se met à imaginer ce que pourrait être un remake de Kolwezi sur Belsunce ou sur Barbès, à Paris.

— Justement, poursuit Jean-Pierre décidé à sonder le moral des troupes, vous qui êtes à l’armée, vous pouvez pas un peu sortir...

L’autre a compris au quart de tour, il termine la phrase dans un chuchotement complice :

— Quoi ? sortir des armes ?...

Un sourire énigmatique tombe en guise de réponse, il s’excuse, une autre tablée l’appelle.

Claude, en tortillant désespérément son unique mèche de cheveux, fait savoir qu’il boude. Il l’a déjà dit cent fois : en public mieux vaut éviter ce genre de conversation, un peu trop subversive. Si on les entend, c’est sa carrière dans la police qui est en péril. Félix le raille, Jean-Pierre se moque de lui mais, finalement compatissants, ils se taisent et nous ne tardons pas à partir.

Le lendemain, quand j’arrive sur le camp vers 10 heures du matin, Félix et Jean-Pierre sont en contemplation devant un stand de bibelots. Mitraillettes miniatures, chopes de bières bavaroises, tirelires creusées dans des képis de céramique, côtoient des effigies stylisées de la Vierge d’Afrique. Félix semble apprécier le goût des légionnaires. A côté, Jean-Pierre étudie un panneau piqué des insignes de tous les régiments de la Légion. Seul manque celui du premier REP :

— Normal, me dit-il, il a été dissous au moment de la guerre d’Algérie. Et tu sais pourquoi ? Parce que ces gars-là ils avaient promis de garder l’Algérie française. Ils sont restés fidèles à leur parole. Le Pen il le rétablira quand il sera au pouvoir. Il en faisait partie, lui.

Jean-Pierre aimerait acheter un disque des chants de ce régiment, mais le vendeur, un sourire entendu à l’appui, l’informe que seules les éditions du Front national le distribuent.

Les stands sont encore déserts. Nous déambulons en silence, gagnés par un début d’ennui. Sous nos pas, de minuscules criquets jaillissent en gerbe de la broussaille déjà chaude. Soudain, le bruit sec d’une détonation donne un regain d’énergie à mes compagnons.

— Tiens, on n’a qu’à aller au stand de tir.

A cinquante mètres, sous une tente militaire, des cibles immobiles camouflées entre des plantes en pot attendent les balles à blanc des amateurs de gâchette. Jean-Pierre, en prenant sa place dans la longue file d’attente, se vante de toucher une allumette à vingt mètres. Puis, devant l’officier qui explique le maniement du fusil d’assaut, son oeil s’allume.

— Des fusils comme ça pour libérer Marseille, ça serait bien hein ?

L’officier sourit, murmure que ce serait possible et même faisable, puis détourne les yeux : il n’est pas autorisé à poursuivre cet intéressant bavardage. Je les laisse s’engouffrer dans la touffeur de la tente. Des tirs saccadés brisent des intervalles de silence : ils jouent à Rambo perdu dans les maquis vietnamiens. Quand Jean-Pierre reparaît, il esquive le regard de l’officier : sur son blouson de toile claire, les traces noires laissées par l’éjection des cartouches prouvent qu’il n’a pas su tenir son fusil correctement.

Sous le hangar restaurant, nous retrouvons des copains : Claude, André et son épouse Paulette ainsi que Günter, le facétieux qui avait klaxonné à tout rompre le jour de la caravane publicitaire dans Marseille. Günter a accroché au revers de sa veste une demi-douzaine de breloques, des médailles acquises dans les colonies lorsqu’il était légionnaire. Son visage est rayonnant, il vient de retrouver un camarade de combat. Ils étaient ensemble à Diên Bien Phu. Et Günter se met à raconter en détail, la faim, la peur, l’ennemi. Tous l’écoutent, admiratifs, puis Jean-Pierre et Félix s’inquiètent :

— Allez, vous devez bien avoir de bons souvenirs quand même ?

— Ah voui, alors ! A Madagascar j’ai connu une noix de coco avec un pare-choc comme ça...

Et de bomber le torse pour indiquer une opulente poitrine. Il rit de plaisir : les « négresses », les « noix de coco », il n’aime pas en général, mais pour « la chose », elles sont « fortiches »...

Dans notre dos, les cuivres de l’orchestre se mettent à ronfler, un premier air de musette, un second de java puis des flonflons bavarois. Günter m’agrippe le bras, m’oblige à prendre celui de Claude et nous voilà partis dans un tangage cadencé à rendre jaloux les Munichois.

Après le café, la petite bande décide de prendre I’air. Dehors, le soleil nous assomme. Nous tenons un conciliabule alangui. Dommage qu’il n’y ait pas un recoin tranquille pour faire la sieste. Saisie d’une brusque inspiration, Paulette propose de fuir la chaleur au musée du camp.

Aspirés par la fraîcheur des salles, nous nous éparpillons devant les eaux-fortes et les photographies. Ce n’est pas très grand, nous ne pouvons pas nous perdre, mais Günter qui sait « ce qu’il y a à voir » rassemble la petite troupe. Il nous conduit d’abord admirer l’évolution de l’uniforme à travers l’histoire. Chacun s’étonne de la beauté des mannequins decire...

— On dirait qu’ils sont vrais, dites...

Mais notre guide est pressé et tourne déjà les talons : ce n’est rien tout ça, c’est au premier qu’il faut voir, nous le suivons au trot.

Au premier étage, fusils d’assaut, mitraillettes et pistolets ouvragés reposent à l’abri des vitrines. Les hommes, les mains croisées dans le dos, comparent les avantages et les inconvénients de chaque arme. Ils s’échauffent, chacun veut avoir raison : ce fusil-là, un grain de sable suffit à l’enrayer, celui-ci était utilisé pendant la guerre d’Algérie. Paulette m’entraîne de reposoir en reposoir, éblouie :

— Eh tout est d’époque, dites donc...

Nous descendons au funérarium dont la demi-clarté nous rend graves. Le sol de marbre noir est si brillant que Paulette ose à peine le fouler. Vingt-neuf mille légionnaires sont morts depuis la fondation de la Légion. Devant les identités gravées des disparus, Günter se masse le front, perplexe : il n’a pas la mémoire des noms. Soudain, me saisissant par l’épaule, il pointe un doigt vers une date, le 7 juillet 1950 ; ce jour-là un de ses camarades est tombé. Sa moustache tremblote, il se détourne. Paulette expire longuement : tous ces jeunes morts pour rien ! Elle a deux fils qui seraient en âge de faire la guerre si par malheur...

A petits pas, chargés d’histoire, nous rebroussons chemin. Dehors, le monument aux morts de la Légion apparaît somptueux au coeur d’une large esplanade. Paulette et André le connaissent, avant il était « là-bas », à Sidi-bel-Abbès. Leurs yeux s’embuent de nostalgie. Vingt-cinq ans qu’ils sont meurtris... Un long moment, l’émotion nous cloue au pied de cet immense globe sur lequel l’artiste a dessiné les contours de l’empire colonial. La France d’hier est là, figée a jamais dans le bronze, et nous, que nous ayons ou non été ballottés par cette histoire, revivons le temps écoulé depuis. Passé douloureux pour les plus vieux, mythique pour les plus jeunes. Ils ressassent, refusent le présent, l’avenir. Pétrifiés de nostalgie, ils ne semblent plus vouloir quitter cet endroit. Je m’éloigne avec le sentiment qu’ils se condamnent à n’être plus que les traces d’une France disparue.

Nous nous retrouvons attablés devant une bière tiède. Günter dégrafe ses médailles, les range mélancolique dans un sac en plastique et se met à boire pinte sur pinte. André cherche désespérément à croiser le regard de Jean-Pierre. On sent qu’il étouffe, soudain il se décide à quémander une goutte d’espoir :

— Dites-moi... sincèrement... est-ce qu’il y a une chance pour que ça change un jour ?

Il attend la réponse, tendu ; Jean-Pierre se redresse, respire à fond, conscient qu’on attend de lui un avis mesuré, pensé, puis lâche :

— Moi, en tout cas, je n’espère plus rien... parce que je crois qu’on ne se débarrassera des Arabes qu’avec les armes. Vous voulez mon avis, je vous le donne !

Paulette frémit, repense à ses fils : « C’est pas la guerre qu’on veut tout de même ? » André a sursauté, puis plissé le front de toutes ses forces. Impossible, Le Pen doit avoir d’autres ressources avant d’en arriver à cette extrémité. D’ailleurs n’a-t-il pas dit de patienter, d’attendre ?

— Mais attendre quoi ? s’exclame Jean-Pierre d’un ton désespéré. Nous ne les avons donc pas vus le 4 avril ces Arabes qui brandissaient sous notre nez leur carte d’identité française ? Que ferons-nous contre ceux-là ?

Les nerfs à vif, André se débat, cherche ce que Le Pen a dit à ce sujet, puis comprend brusquement que son jeune camarade attend de lui une surenchère dans la violence.

— Bon écoute-moi : je dis jamais ce que je pense parce que je crois qu’il faut être modéré dans ses propos pour ne pas faire peur aux gens. Mais, aujourd’hui, je vais te dire le fond de ma pensée. L’autre jour, y avait un feuilleton sur les Allemands et les Juifs...

Il s’interrompt. Je n’ai pas le temps de lui demander ce que les Juifs viennent faire dans cette conversation ; il a déjà repris :

— Eh bien, il m’a pris le coup de sang : ça fait quarante ans qu’on rabâche la même chose. Mais qu’est-ce qu’on y peut, nous ? On n’est pas responsables de ça, nous !

En même temps qu’il prononce ces mots, André semble lutter de toutes ses forces contre un sentiment de culpabilité envahissant, la tempête qui se livre sous son crâne ride la surface de son front.

Jean-Pierre veut l’apaiser. Il l’approuve : bien sûr que nous ne sommes pas responsables :

— D’ailleurs, moi, mon grand-père il est mort dans un camp, est-ce que j’en fais un plat ?

Paulette, André, tout le monde est médusé, puis c’est Paulette qui lâche, comme soulagée :

— Ah vous voyez...

— Oui, ajoute le garçon cette fois hilare, il est tombé d’un mirador !

Autour de lui, les regards, soudain glacés, s’interrogent : il plaisante, il ne veut tout de même pas nous faire croire que son grand-père était gardien de camp ? Sans chercher à dissiper notre doute, Jean-Pierre poursuit, l’air plus grave et sérieux :

— Je suis d’accord avec vous qu’à dire ce qu’on pense on fait peur aux gens. Et d’appuyer cette dernière phrase comme pour nous signaler qu’en l’occurrence c’est nous qui avons eu peur. Moi, poursuit-il, en étant au Front je défends mon pays, et vous aussi, et c’est pour cela qu’il ne faut pas se laisser traiter de raciste, fasciste ou nazi. Et quand on m’insulte, je dis : d’accord, je suis raciste mais pas pour une question de couleur ou de religion. Je suis raciste parce que je veux pas que mon pays, il disparaisse ! Avec ça, les gens on leur cloue le bec !

Sa tirade a impressionné tout le monde. Tous nous réfléchissons. Et j’ai brusquement la conviction qu’il nous a choqués volontairement pour mieux amener sa conclusion, comme s’il avait voulu accoucher nos esprits de toute la violence dont ils sont porteurs. Volontaire ou non, la méthode s’avère rapidement efficace : André me chuchote à l’oreille que le jeune homme a raison, mais qu’il est trop pressé, le Front n’est pas encore assez puissant pour dire tout cela publiquement. Puis à voix haute :

— Je te passerai un bouquin, Jean-Pierre, ça s’appelle Le Péril Juif. C’est un vieux livre d’avant 14-18, alors tu vois, ça prouve bien que ça n’a rien à voir avec le nazisme...

Voilà ce qu’André, une fois libéré de la crainte de choquer, ose exhumer : l’ouvrage de référence des antisémites français du début du siècle ! Sur le moment je n’en crois pas mes oreilles. Et, cependant, les jours qui suivent, je dois me rendre à l’évidence : les antisémites existent, je les rencontre, et pas seulement au Front. Toute socialiste qu’elle est ma logeuse se complaît à dire « Chirac, c’est forcément un Juif pour prendre nos sous comme il les prend ». Un matin très tôt, je l’ai même surprise quasiment en transes, proférant, les yeux levés au plafond, des malédictions contre « la race juive ». La voisine du dessus, qu’elle accuse d’être « près de son porte-monnaie » avait durant toute la nuit fait valser les meubles. Probablement une scène de ménage. Madame J. n’avait pas réussi à dormir, elle s’en vengeait à sa façon, assise dans la pénombre de l’aube, psalmodiant d’une voix monocorde :

— Sale juive, je te maudis pour l’éternité, toi et ta sale race.

Seulement, à l’inverse des militants du Front national, madame J. ne cherche pas à cacher son antisémitisme. Elle n’en est même pas consciente puisque personne ne le lui reproche. En revanche, les lepénistes, en butte aux accusations de fascisme voire de nazisme, s’escriment à démentir. Les arguments sont rarement recherchés. Une fois pourtant, l’un d’entre eux me surprend en m’expliquant que les ancêtres de Le Pen ne sont ni Hitler ni Mussolini mais des « Français comme Laval, Doriot, Déat, Pétain ». Et il conclut :

— Et eux, c’étaient pas des fascistes. Bon, ils ont perdu la guerre. On n’y peut rien ! Ils l’auraient gagnée, on serait des héros, tandis que là...

A sa façon, il met les points sur les i : le Front national relève bien d’une tradition française et ce courant nationaliste reste marqué par l’épuration. Si les collaborateurs n’avaient pas été si puissamment dénoncés au sortir de la guerre, les André et autres culpabilisés emprunteraient aujourd’hui moins de détours pour libérer leur coeur.

Ces meurtrissures de la Libération, des individus comme Roland ou Jean-Pierre travaillent à les effacer. Leur nationalisme est épuré de tout complexe, ils le diffusent autour d’eux, cherchent à le communiquer aux autres. Ils aident les adhérents à préciser et compléter leur pensée politique, à la former en somme.

Moi aussi j’ai été formée, Roland s’y est appliqué. Il m’a distillé son enseignement, semaine après semaine, au fil de nos rencontres. Une méthode lente et progressive qu’il n’a pas inventée. Les grandes lignes en sont consignées dans une circulaire du Front national destinée aux délégués à la propagande. Dans un style parfois obscur, ce texte conseille de recourir au double langage : « Il faut, est-il écrit, tenir compte du substrat mental préexistant », puis « faire l’amalgame avec les idées forces du Front ». Plus loin, le rédacteur clarifie sa pensée : « Sur dix adhésions, deux ou trois seulement sont le fruit d’une décision réfléchie, les autres résultent d’un choc émotif quand l’adhérent a entendu une de nos idées. En dépit des origines diverses, il faut arriver à ce que chaque militant défende sans réserves toutes nos idées » ; enfin, « à terme, les cadres devront, face à tel ou tel événement politique, réagir tous ensemble à la même heure, avec les mêmes arguments, par un simple réflexe conditionné. »

J’avais déjà lu cette circulaire quand Roland se piqua de me former. Ce n’est donc pas la lenteur de mon initiation qui m’a surprise mais son aboutissement...

La première fois qu’il me parla sérieusement, nous étions en voiture. Sentencieux il me demanda soudain :

— Qu’est-ce que c’est pour toi être nationaliste ?

Je lui fournis la réponse qu’il devait attendre, la plupart des nouveaux adhérents ayant pour « substrat mental préexistant » une haine monolithique des Arabes :

— Ben, c’est ne pas aimer les étrangers.

— Tu te rends bien compte que c’est un peu léger !

Il m’apprit alors qu’il ne suffisait pas de vouloir « foutre les Arabes dehors ». Primo, il fallait aimer la patrie et la désirer forte en souhaitant qu’elle s’incarne dans un chef. Secundo, la République ne nous ayant rien apporté de bon, un roi au pouvoir serait l’idéal. Les gens n’étaient pas prêts pour la démocratie, c’était visible : ils ne traversaient jamais dans les clous et jetaient leurs papiers par terre. Cela dit, en attendant la royauté, un homme fort comme Le Pen pourrait assurer la transition.

Par la suite, il m’enseigna le respect des traditions, il établit un subtil distinguo entre l’institution ecclésiastique et « ces pédés de curés qui sont tous de gauche ». Quand l’évêque intégriste, Monseigneur Lefebvre, vint dire une messe à Marseille, il me conseilla d’y aller. Il ne m’avait pas habituée à tant de ferveur chrétienne. Les militants de la section du 15e ne mettent les pieds à l’église que pour les baptêmes, les mariages et les obsèques. Il me donna même rendez-vous sur place, il irait lui aussi « parce que ce curé-là respectait l’alliance du sabre et du goupillon ». De fait, à la messe, I’évêque rejoignit l’autel en marchant sous un dais porté par deux soldats. Plusieurs militantes du Front priaient dans l’assistance tandis que des militants prêtaient main-forte au service d’ordre du saint homme.

A la sortie, sur le parvis, on me tendit un tract pour la révision du procès de Pétain et le rétablissement des valeurs incarnées par le Maréchal. Et sur un stand de livres, je vis un ouvrage intitulé « Dieu est-il antisémite ? » consacré à « l’infiltration judaïque dans l’Eglise conciliaire » où l’on annonçait, bizarrement, que Dieu prendrait bientôt « pitié du peuple juif ».

Quelques jours plus tard, Roland me fit savoir qu’il n’était pas, pour sa part, prêt à prendre pitié... Il m’avisa en effet : « Il faut se méfier du Juif, parce que le Juif n’a d’autre patrie que l’or. » Puis il fouilla d’un air mystérieux dans sa poche et en sortit un insigne nazi :

— Si t’en veux un, j’en ai encore, c’est 150 francs. Ce fut sa dernière leçon, le bouquet final de ma formation. Avec Jean-Pierre, le chemin initiatique ne fut pas aussi long. Il s’aperçut vite que j’étais affranchie et, quand je lui parlai de l’insigne de Roland, il me rétorqua :

— Moi aussi j’ai quelque chose à te proposer, je l’aurais pas fait si tu m’en avais pas parlé mais, là, je risque pas de te choquer.

Et il voulut m’offrir un autocollant rouge et noir sur lequel le dessin d’un rat à la moustache rieuse, vêtu de l’uniforme des SA, prétend donner des sections d’assaut d’Hitler une image sympathique.

Que de chemin j’avais parcouru depuis le jour de mon adhésion ! En prenant leur carte, les nouveaux adhérents se doutent rarement qu’ils vont apprendre à banaliser le nazisme et parfois même la solution finale, à vivre au milieu de ces références putrides comme des poissons dans l’eau.

Les propagandistes zélés de ce type sont heureusement rares au Front. Mais ils se repèrent à leur chaleur, leur bonhomie. Ils exercent souvent une réelle fascination sur leur entourage. D’abord ils parlent bien et, en outre, ils en savent souvent plus long que le militant moyen. Leurs beaux discours bercent, leur savoir, leurs lectures, plus nombreuses que la moyenne, éblouissent. Ces militants-là ont également un goût plus réfléchi que les autres pour la violence. Pour Jean-Pierre et Roland, le Ku Klux Klan est un modèle d’organisation. Tous deux se vantent d’avoir la carte de ce mouvement américain. De même, si en public ils tiennent à démarquer le Front des groupuscules militarisés d’extrême droite, en privé, ils laissent entendre que les frontières ne sont pas nettes. Jean-Pierre a flirté avec l’un de ces groupes, le Parti national français, avant de conclure : « C’est un repaire d’infiltrés. » Quant à Roland, il était très ami avec le dirigeant de SOS-France tué en août 1986 à Toulon par la bombe qu’il s’apprêtait à déposer devant un local antiraciste.

Surtout, tous deux collectionnent les armes, plus que la moyenne. Le lendemain de l’Heure de vérité, j’arrive à l’improviste chez Jean-Pierre, je pousse sa porte toujours ouverte et je le vois rapidement faire disparaître quelque chose. J’éclate de rire :

— C’est ton fusil de chasse que tu veux me cacher !

Jean-Pierre rougit, offusqué :

— Quoi, un fusil de chasse ? Ma carabine ml 30 mm !

Et de me montrer le fusil d’assaut américain qui servit pendant la guerre du Viêt-nam, une arme redoutable, démontable en un tour de main. Une seule vis à défaire et le fusil se camoufle dans un petit sac de sport.

— Une arme comme ça, tu te fais prendre avec, c’est cinq ans ferme.

Il range consciencieusement l’objet du délit dans le fond de son armoire à linge, entre une réserve de cartouches et deux - vraies - grenades.

— Attention, hein, tu dis pas que t’as vu ça ici, parce que des armes comme ça, c’est destiné à servir.

Cette fois, je dois invoquer un subit mal à l’estomac pour masquer mon malaise. Pourtant Roland m’a déjà proposé des armes de contrebande à 7 ou 8 000 francs ; ses camarades du 15e connaissent ses trafics, mais ne s’en émeuvent guère. Et puis, de toute façon tous les lepénistes que je côtoie régulièrement possèdent au moins un revolver, avec même, parfois, en sus une arme blanche. Cachés dans des sacs en plastique ou dans un recoin de voiture, ces petits objets nous ont souvent, durant les manifestations, accompagnés de leur présence discrète. Quant au permis de détention, corollaire légal de ce genre de possession, Albert, le boucher, résume bien le sentiment général :

— Ça sert à rien ce permis, ça ne vous donne même pas le droit de vous déplacer avec votre arme. Mais moi, tous les matins, quand je descends aux abattoirs chercher ma viande, je suis obligé de prendre mon revolver.

Tous ces mini-arsenaux ne m’empêchent pas de croire les militants qui affirment ne pas être violents. J’admets volontiers leur bonne foi. Albert, d’ailleurs, s’empourpre et perd contenance quand je lui signale qu’à se promener tout seul le matin avec une arme, il risque un jour de s’en servir. Confus, il me répond n’importe quoi :

— Que voulez-vous, si on attaque ma fille ou ma femme, je deviens fou, mais je suis pas un assassin.

Parfois, au cours d’une de ces conversations où les esprits chauffent à blanc, un militant se met à imaginer le passage à l’acte, il s’inquiète soudain de ce doigt qu’il vient de mettre dans un engrenage, il pense à tel ou tel qui tout en restant au Front s’est enrôlé à SOS-France ou dans un groupuscule militarisé, il lâche alors presque mécaniquement : « Quand même, faut pas exagérer. » Cette phrase revient souvent dans la bouche des femmes. Dans la chaleur de leur foyer, en face d’une tasse de café, il leur arrive d’exprimer ce que leur mari pense parfois tout bas. Elles disent alors avoir peur d’une guerre civile si Le Pen est élu. Elles voient déjà leurs époux débridés partir la nuit, I’arme au poing, en ratonnade. Elles imaginent les vengeances en retour. Du coup, elles ne souhaitent pas que Le Pen perde la présidentielle, de là à dire qu’elles espèrent qu’il gagne... Ce qu’elles voudraient seulement c’est qu’il récolte suffisamment de voix pour faire peur. A les entendre le Front n’inquiète pas encore. Quand inquiétera-t-il ? Quand estimeront-elles avoir suffisamment remué les vieux démons ? La question ne les effleure même pas. Et puis comme les hommes, il leur suffit de descendre dans la rue pour oublier ces réserves émises dans la tranquillité de leur salon.

— Le génie de Le Pen, m’a expliqué Jean-Pierre le jour où j’ai découvert sa carabine, c’est d’avoir choisi la voie des élections. En procédant calmement on fera mieux passer nos idées. Regarde : si tu tues un Arabe quand Le Pen il fait 0,5 %, t’as de suite le tollé, on te traite de raciste. Quand on est à 15 %, les gens déjà ils crient moins. Alors, il faut continuer et tu verras, à 30 %, les gens ils ne crieront plus. C’est pour ça que pour l’instant faut faire attention à ce que tu dis. Si tu lâches en public « le problème c’est les youtres » ou « les Arabes, il faut les tuer », tu te rattrapes aussitôt en disant que Le Pen, justement, il est trop mou, comme ça les gens ne peuvent pas faire l’amalgame avec le Front. Si tu veux apprendre à bien parler, je te conseille de suivre une université d’été du Front, parce que là on apprend à ne pas dire n’importe quoi.

Il me proposait de devenir une spécialiste du double discours comme lui, une propagandiste. Je n’ai rien répondu, pensant que j’avais suffisamment réveillé les vieux démons en me disant lepéniste. Et j’ai quitté Marseille le 23 mai 1987, tuant Anne, la chômeuse sans histoire. Mais je vis encore avec.