Vacarme 23 / Arsenal

Le vice de la modernité : une histoire culturelle de la masturbation entretien avec Thomas W. Laqueur

Thomas Laqueur est un historien du « sexe ». Le lecteur français l’avait découvert, il y a dix ans, avec La Fabrique du sexe (Making Sex, paru en 1990, est traduit en 1992 chez Gallimard) ; il peut désormais le retrouver (en attendant la version française, chez le même éditeur) avec la publication par les éditions Zone Books d’un ouvrage également important : Solitary Sex. A Cultural History of Masturbation (2003). Mais la répétition du mot « sexe » cache le déplacement du sens, du « genre » à la « sexualité » : si Thomas Laqueur traite aujourd’hui de masturbation, c’est une histoire de la différence des sexes qu’il proposait dans son essai précédent.

On sait qu’aux États-Unis le savoir féministe, de l’anthropologie à l’histoire en passant par les études littéraires et la philosophie, sans oublier le droit, s’est construit depuis les années 1970 à partir de la catégorie théorique de « genre », construction sociale du « sexe » biologique. Au moment même où Judith Butler, dans Gender Trouble, proposait en philosophe la déconstruction de cette opposition, Thomas Laqueur la constituait en objet historique : loin d’être éternel, notre modèle à deux sexes est récent - du moins à l’échelle d’une recherche historique au long cours, qui nous mène des Grecs jusqu’à Freud.

L’anatomie a une histoire : c’est au XVIIIème siècle qu’on renonce au modèle à un sexe, pour fonder la différence en nature - au moment même où l’exigence nouvelle d’égalité pourrait ébranler le partage socialement institué des rôles sexuels. Et nous vivons depuis avec les évidences de L’Émile : d’un côté en effet, pour Rousseau, « en tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme » ; d’un autre côté toutefois, « en tout ce qui tient au sexe, la femme et l’homme ont partout des rapports et partout des différences ». C’est sans doute parce qu’aujourd’hui pareille différence ne nous paraît plus si naturelle que son historicité devient pensable.

On peut se demander s’il en va de même dans la nouvelle enquête. Il s’agit bien d’une histoire de la « masturbation » - avec des guillemets, pourrait-on dire, comme pour la « sexualité » dont Foucault proposait l’histoire : autrement dit, c’est l’histoire d’un problème, plutôt que d’une pratique. En avons-nous fini avec ce « problème » ? En tout cas, l’érudition joyeuse du savant ne doit pas faire oublier l’ambition du questionnement. Sans doute l’échelle historique est-elle plus modeste que dans l’essai précédent : ce ne sont plus deux millénaires, mais seulement (si l’on ose dire) trois siècles que parcourt ici l’historien. Toutefois, l’ampleur culturelle est comparable : il s’agit au fond toujours de l’Occident - même si l’auteur montre davantage cette fois la circulation qui constitue, d’un pays à l’autre, une culture commune. Enfin, l’enjeu théorique n’est pas moindre : il s’agit en effet de notre modernité, qui se constitue autour de la sexualité. Pour Thomas Laqueur, la masturbation est en effet la part d’ombre de l’individualisme moderne, son double menaçant (ou doppelgänger) : c’est le vice de la modernité.

Dans Solitary Sex, vous ne faites pas l’histoire de la masturbation - vous postulez qu’il s’agit d’une pratique universelle -, mais l’histoire de la masturbation comme problème. Le point de départ du livre est la naissance de ce problème, au début du XVIIIème siècle.

La masturbation ne naît évidemment pas au XVIIIème siècle : j’ai rappelé comment auparavant, un certain nombre de cultures disposaient de mots pour la nommer, de descriptions littérales et de plaisanteries assez semblables aux nôtres. En ce sens, mon approche ne s’inscrit pas dans le débat qui a pu opposer, à propos de l’homosexualité, les « essentialistes » aux « constructionnistes » - ceux qui considèrent que la chose préexiste au mot et ceux qui estiment que le mot crée la chose. Pourtant, avant le début du XVIIIème siècle, la masturbation fait très peu question. Ceux qui commencent à soulever le problème sont d’ailleurs parfaitement conscients de la nouveauté de leur entreprise : ils en témoignent explicitement.

Quel est le point de départ de cette histoire ?

Tout commence selon moi avec la publication, à Londres vers 1712, d’un opuscule anonyme intitulé Onania. Il y a depuis lors de savants débats pour savoir qui en est l’auteur, mais je suis certain ou presque de l’avoir identifié : un chirurgien pornographe nommé John Marten. Quoi qu’il en soit de son identité, l’auteur s’inscrit dans une tradition de la médecine populaire, où la charlatanerie le dispute à la pornographie. Que dit-il ? qu’on a beaucoup glosé sur diverses sortes de pratiques impures, mais qu’on a jusqu’à présent négligé la masturbation. Or elle est partout, et elle est dangereuse. Il va donc révéler ce que les spécialistes ont passé sous silence.

Dans les premiers chapitres de mon livre, je montre comment le surgissement et la circulation de cette question sont intimement liés à la nouvelle culture de la presse. Partie de Londres, elle se diffuse comme une traînée de poudre, d’abord dans toute l’Angleterre, où la moindre feuille de province s’en fait écho, puis dans les grands centres d’Europe du Nord : Francfort, Leipzig, Lausanne, Amsterdam, où la brochure originelle - autre nouveauté - est traduite. Partout, on apprend que la masturbation est un crime, qu’elle comporte de grands dangers, qu’on peut néanmoins se procurer des traitements en écrivant à telle adresse pour se prémunir contre ses effets toxiques, mais que, même si on n’est pas malade, cela n’en reste pas moins une chose horrible.

L’affaire prend toutefois une autre ampleur à partir du moment où Tissot s’en empare. Tissot est sans doute le plus célèbre médecin du XVIIIème siècle. Il reprend la question à son compte et lui consacre un livre majeur. Ce faisant, il apporte à cette question, née dans la culture populaire, la caution de la culture savante : Onania, écrit-il, n’est qu’un fatras confus, mais il n’en soulève pas moins un problème de première importance. Au grand Tissot le soin de le systématiser.

Tissot avait été impressionné par les pages que Rousseau avait consacrées dans l’Émile à la masturbation. Il lui envoie son propre livre et s’ensuit une correspondance. À partir de là, on a deux pistes. D’un côté, une médecine populaire proche de la charlatanerie, qui prospère en suscitant des angoisses qu’elle prétend apaiser en vendant ses médications. De l’autre, une tradition savante, médicale et littéraire, qu’alimentent bientôt des figures aussi importantes que Kant ou Schopenhauer, pour ne citer qu’eux, et qui se perpétue tout au long du XIXème siècle : pour s’en convaincre, on peut consulter les articles « masturbation » des encyclopédies médicales de l’époque, où abondent les citations.

La « diffusion de la masturbation » qui donne son titre à votre premier chapitre a deux sens : chronologique - du début du XVIIIème siècle à nos jours - et géographique - de Londres à tout l’espace européen, dès le XVIIIème siècle...

Elle excède en fait les frontières de l’Europe ; elle s’introduit partout où pénètrent les modes de pensée européens. À l’ère Meiji, c’est-à-dire à l’époque de la modernisation du Japon, on envoie des médecins en Allemagne, qui s’en retournent convaincus que les Allemands sont parvenus à contenir le problème : être un pays moderne exige de se mettre à leur école. C’est ce que diront aussi les médecins libéraux en Russie : après la révolution, on se félicitera d’avoir obtenu des résultats, particulièrement dans les régions industrialisées : la masturbation serait confinée dans les milieux arriérés. Bref, partout où va la modernité - ou plutôt cette conception de la modernité - le problème de la masturbation est posé.

Pas étonnant, dans ces conditions, qu’au départ de votre histoire, on trouve l’Angleterre et la Suisse : deux foyers de l’individualisme moderne.

Absolument. Quant à la France, ceux qui se saisissent de la question avec le plus d’enthousiasme se recrutent, parmi les Lumières, chez les anticléricaux. C’est le cas de Voltaire, qui présente la masturbation, dans son Dictionnaire philosophique, comme une perversion cléricale, un plaisir dépravé qu’il faudrait abandonner pour atteindre au vrai plaisir hétérosexuel. Si les discours varient selon les pays, selon que la culture est plutôt catholique ou protestante, selon qu’on considère la masturbation comme un vice rétrograde lié à l’Église ou comme une perversion nouvelle des écoles de garçons, l’inquiétude est d’abord le fait d’individus qui se réclament des Lumières. L’Église, d’ailleurs, est à la traîne : des médecins qui lui sont liés expriment le souci de ne pas laisser à ces « modernes » le monopole de la question.

Voulez-vous dire qu’avant le XVIIIème siècle, l’Église n’avait pas considéré la masturbation comme un problème ?

C’était un problème, mais il était mineur. Un peu comme aujourd’hui pour la marijuana, dont on s’inquiète surtout pour autant qu’elle annonce l’héroïne, on y voyait le doigt dans un engrenage. Prenez le texte assez célèbre que Pierre Damien, ce moine réformateur du XIème siècle, consacre à la sodomie. Il y aurait, selon lui, quatre types de sodomie : en substance, la masturbation solitaire et la masturbation mutuelle, l’acte inter-crural (par friction du sexe entre les cuisses du partenaire) et l’acte sodomite proprement dit. Damien règle la question en une phrase : la masturbation solitaire est la racine de la sodomie ; mais il n’y revient plus. Suivent cinquante-cinq pages sur les problèmes de rapports sexuels dans les monastères, des amitiés particulières entre moines, des relations entre les plus vieux et les plus jeunes, etc. Si l’on avait posé à Damien la question de savoir ce qu’il pensait de la masturbation, il aurait répondu : « c’est une mauvaise chose », mais n’aurait pas jugé nécessaire d’épiloguer. Or il en va de même avec Thomas d’Aquin : la masturbation est un acte contre-nature - à ce titre elle est horrible -, mais elle n’est qu’un élément dans une liste ; elle ne constitue pas un problème en soi.

Les choses changent-elles avec le traité de Jean de Gerson, De confessione mollitiei (« De la confession de la masturbation »), auquel Foucault prête une grande attention ? Je ne le crois pas. À l’époque de sa rédaction, au début du XVème siècle, ce texte est pratiquement passé inaperçu : on ignore qu’il est de Gerson ; on n’en retrouve la trace qu’en 1794, à l’occasion des confiscations révolutionnaires. De fait, on n’en connaît aujourd’hui que trois manuscrits alors que n’importe quel autre texte de l’auteur a été conservé en plusieurs centaines d’exemplaires. Bref, il me semble que Foucault en a surestimé l’importance : ce texte est une découverte moderne ; il venait d’ailleurs d’être réédité à l’époque où il travaillait sur L’Histoire de la sexualité.

Il est vrai que Gerson, dans cet opuscule de trois pages, souligne la singularité de la masturbation - encore ne concerne-t-elle que les garçons. Ils se masturbent tous, dit-il, et ceux qui nient sont des menteurs ; et d’engager les confesseurs à poser la question aux séminaristes. Il semble pourtant que cela n’ait pas eu d’incidence réelle, soit que les confesseurs aient pensé que la question n’avait pas d’importance, soit qu’ils aient trouvé délicat de l’aborder, soit qu’ils aient craint qu’en parler ouvertement revînt à l’encourager - selon une logique qu’a bien saisie Foucault. Mais au XVIIIème, cette crainte n’a arrêté personne. Je dirais quant à moi que la masturbation reste une question mineure, relativement à des problèmes autrement préoccupants, comme le célibat dans les monastères et les entraves à la concupiscence dans le mariage. Or la masturbation ne correspond à aucun de ces deux grands axes problématiques. Tout le monde la pratique, c’est tout.

Vous examinez aussi la tradition rabbinique...

Chaque tradition a sa manière de sérier les questions sexuelles. Dans la tradition hébraïque, la masturbation n’entre pas dans la taxinomie. On s’inquiète de toute une série de choses, mais rien qui ressemble à ce que nous appelons masturbation. Chez Gerson, la description est littérale, impossible de se méprendre : il s’agit de prendre son membre dans sa main, de le branler de haut en bas, etc. Ce n’est jamais le cas dans les textes rabbiniques.

Si nous vous suivons bien, ce qui est nouveau, c’est moins l’existence d’un problème que sacentralité. On reste frappé, à vous lire, que la masturbation ait pu si longtemps être considérée comme un problème d’une telle importance. Vous évoquez Wittgenstein s’écriant en pleine guerre : « Oh mon Dieu, je me masturbe ! ».

Quand on imagine ces types, crevant de froid dans les tranchées... Dans le même ordre d’idée, il y a cette lettre que Wagner adresse au médecin de Nietzsche, en Italie : vous devez savoir, écrit-il, que le véritable problème est qu’il se masturbe ! Ce qui me stupéfie encore aujourd’hui, c’est qu’il s’agit de quelques uns des types les plus sérieux de leur époque.

Mais ce qui vous intéresse, ce n’est pas seulement la centralité, nouvelle au XVIIIème siècle. C’est aussi le paradoxe . Le problème de la masturbation survient à une époque où la sexualité, en tant que telle, semble poser moins de problèmes ; il surgit dans un contexte de modernisation de la sexualité. Pouvez-vous revenir sur ce paradoxe ?

Ceux qui font de la masturbation un nouvel enjeu problématique considèrent le plaisir sexuel comme une chose positive. Ils disent en substance : si vous voulez avoir des relations sexuelles, faites comme bon vous semble - au sein ou en dehors du mariage, avec une prostituée, c’est comme vous voulez. Pour certains d’entre eux, les relations homosexuelles mêmes ne font pas l’objet d’un souci particulier. Le problème de la masturbation, c’est qu’on y fait usage d’autres facultés que celles qui sont requises dans le cadre d’une sexualité « normale ». On y fait oeuvre avant toute chose d’imagination - cette faculté si nécessaire à la vie dans le monde moderne, et si cruciale dans le processus par lequel on devient un individu moderne.

Vous savez comme le mot « imagination » traverse à l’époque tous les champs théoriques : l’esthétique, l’économique, le politique. Dans la conception traditionnelle, l’imagination avait été considérée comme une faculté relativement accessoire. Or elle devient absolument centrale. Dans ce contexte, la masturbation apparaît comme la part maudite de l’imagination. Plutôt que d’employer son imagination à faire advenir quelque chose de plus, ou quelque chose de plus beau, comme diront les romantiques, on l’applique à créer des espèces de fantômes, qui ne vont pas tarder à vous hanter. C’est le cauchemar d’une imagination débondée. Dans la masturbation, le recours à l’imagination consiste à pervertir ce qui est à l’oeuvre dans la sexualité « normale ».

Par ailleurs, le monde réel constitue une limite, dans le cadre de la sexualité « normale », comme du reste dans la plupart des usages « normaux » de l’imagination. On connaît la phrase de Rousseau : il va y avoir un moment où quelqu’un va dire « non », ou bien la fatigue va prendre le dessus. La masturbation, elle, est sans filets. Elle est donc, par nature, excessive ; et c’est dans cette mesure qu’elle devient addictive. Or il en va d’elle comme de toutes les addictions : par définition, on n’y atteint jamais la pleine satisfaction.

C’est en ce sens qu’on peut dire que la masturbation est contre-nature : non pas au sens où la sodomie ou la sexualité non-procréatrice étaient contre-nature, dans la conception catholique. La masturbation devient contre-nature parce qu’elle excède le champ des « besoins naturels ». Or le sexe véritable répond à un besoin naturel ; même le sexe véritable pervers répond à ce type de besoin. La masturbation, elle, ne répond à aucun besoin naturel, parce qu’elle est une permanente fuite en avant.

D’un côté, on a donc une forte pression, un poids culturel très grand en faveur de l’imagination, de la fantaisie, et même de l’excès. Mais de l’autre, il y a cet abîme où peut nous précipiter, en particulier, la masturbation.

Le lien paradoxal avec l’économie semble avoir été présent dès le début de votre histoire : la dénonciation de la masturbation est le fait d’un homme qui veut faire fortune grâce à cette dénonciation.

Absolument. Onania partage ceci avec le phénomène qu’il dénonce : s’il s’épuise, il ne cesse d’être réédité, sans assouvir jamais l’intérêt qu’il suscite. Il y a eu environ vingt-cinq éditions, de multiples traductions, et de nouveaux traités. Chaque fois, on y trouve d’autres exemples, de nouvelles anecdotes. Le phénomène enfle, de plus en plus de monde écrit sur le sujet, de plus en plus de journaux en parlent, etc.

Le problème de la masturbation reflète donc le commerce qui en fait la réclame. C’est que ce problème n’est pas affaire de gaspillage de semence - ce n’est qu’un aspect du sujet. D’abord, parce que la masturbation féminine est un motif central du discours anti-masturbatoire au XVIIIème siècle ; or les femmes ne produisent pas de semence. C’est avant tout sur l’économie du désir que porte la question. Sur ce point - Derrida l’a bien montré, en lecteur de Rousseau - on a affaire à une économie, non du pas assez, mais du trop. Du toujours trop. Dans ces conditions, le danger est inépuisable. C’est comme une machine à vapeur dont la soupape aurait été brisée : tch-tch-tch-tchhhhhhhhhhh... Au XIXème siècle, on emploiera l’image de la locomotive hors des rails, ou du moteur en roue libre. Il y a trop de combustible, trop d’énergie.

On peut réprimer ou interdire beaucoup de choses, mais il est très difficile de réprimer ou d’interdire la masturbation. D’autant plus qu’elle est secrète - après l’imagination et l’excès, c’est sa troisième caractéristique. Mais elle l’est d’une manière très particulière : le secret est public. Toutes les histoires qu’on raconte vont dans le même sens : on apprend à le faire à l’école, par un ou une amie. Il y a donc secret, au sens où l’on parle de société secrète. Pire encore : cela vient polluer tous les endroits secrets ou privés censés servir de refuge contre l’agitation publique. Chez Rousseau, la vertu n’est pas publique, elle est privée. Or voilà que la masturbation s’empare de la sphère privée et la pervertit : c’est du privé, mais de la mauvaise sorte de privé.

La crainte de la masturbation viendrait donc de ce qu’elle comporte quelque chose de social (on l’apprend de quelqu’un d’autre) pour déboucher sur quelque chose de strictement individuel et privé (le vice solitaire). Elle irait à contresens du mouvement de l’individu moderne, qui part du privé pour s’ouvrir sur la dimension sociale.

On a une sorte d’involution de la dimension publique. Mais on a aussi le caractère épidémique du public : les jeunes garçons l’enseignent aux jeunes garçons, et les domestiques aux enfants. La masturbation est donc épidémique et secrète. Il peut toujours y avoir quelque part un gosse en train de se masturber : c’est une peur sans fin.

Est-on conscient, à l’époque, de cette inversion des valeurs de la modernité à l’oeuvre dans la masturbation ?

Dans une certaine mesure. Quand Byron et Wordsworth reprochent à Keats d’aller trop loin dans l’intériorité, ils parlent d’un « frigging poet » : c’est de la « masturbation poétique », en quelque sorte. Or, ceux qui emploient cette métaphore valorisent l’imagination, ils écrivent à son sujet. Mais il y a des bornes à ne pas dépasser. La masturbation devient ainsi une métaphore de l’usage délirant de l’imagination ; mais aussi une métaphore des excès de l’homme de lettres. Le romantisme est toujours guetté par ce laisser-aller.

Pour répondre plus précisément à votre question, on a donc vite conscience de la ligne de démarcation entre la bonne et la mauvaise imagination. La masturbation rappelle que cette frontière est souvent franchie. C’est ce qu’on peut lire dans L’Encyclopédie : s’il était possible de ne se masturber que quand c’est nécessaire, il n’y aurait pas vraiment de problème ; mais l’imagination s’échauffe et s’enflamme vite...

Vous faites d’ailleurs un parallèle entre le sexe solitaire et la lecture solitaire au XVIIIème siècle...

C’est en effet un motif essentiel, dont on observe encore les traces aujourd’hui. La lecture n’a pas toujours été un acte privé : elle l’est devenue. Par ailleurs, la formulation du problème de la masturbation est contemporaine de l’essor de la fiction. Ce type de lecture fait donc l’objet d’une attention particulière, parce qu’elle est solitaire et qu’elle sollicite l’imagination qui peut vous entraîner. Au XVIIIème siècle, des médecins se montrent particulièrement vigilants : si quelqu’un se masturbe, il faut l’empêcher de lire, et l’empêcher tout spécialement de lire au lit. Les dangers du roman et ceux de la masturbation se recoupent. Si l’on en croit John Wesley, le fondateur du méthodisme, ils absorbent également ceux qui s’y adonnent, et provoquent le même type d’affections. Partout en Europe, les moralistes de la littérature sont souvent les mêmes que ceux de la masturbation. L’un d’entre eux forge le mot « novelism » sur le modèle d’« onanism ». Un autre livre célèbre de Tissot est significativement consacré aux maladies de l’homme de lettres : les savants et les lettrés soufrent d’une concentration trop exclusive de leur attention sur un seul sujet.

C’est donc tout naturellement qu’on trouve, à l’étape suivante, les livres à lire d’une seule main. Selon Rousseau, la pornographie est le modèle parfait du roman : plus encore que le reste de la fiction, elle s’adresse directement au corps.

Cette inquiétude traverse tout le XIXème siècle. On dit aux enfants d’arrêter de lire, d’aller jouer dehors. Ces deux histoires sont donc absolument parallèles.

Elles le sont dans les transformations des pratiques de lecture, mais aussi dans le développement de la lecture féminine ; ou encore dans l’essor de l’industrie et du commerce du livre...

J’ai voulu reproduire des images où l’on voit très bien ce glissement de la représentation de la femme lisant à celle de la femme se masturbant. Il y a d’abord ces tableaux hollandais où l’on voit une femme lire une lettre d’amour. Puis la pose se fait plus langoureuse, un chien vient se poser sur les genoux... On s’achemine ainsi progressivement vers la représentation pornographique : or il y a toujours un livre dans le cadre. L’image de la femme qui lit devient ainsi une sorte de figuration standard de la masturbation.

J’observe donc une coïncidence. Il ne s’agit pas d’une cause : la promotion du roman n’a pas causé la masturbation. On peut dire en revanche qu’il est difficile d’imaginer l’une indépendamment de l’autre. J’ai pris pour point de départ les premières années du XVIIIème siècle. Si on me conteste en me disant que tout a en fait commencé en 1680, je n’y verrais pas d’inconvénient. Si, en revanche, on parle de 1540, j’aurais de sérieux doutes. On touche ici à un point nodal de mon histoire : ma thèse est que l’essor de la fiction et de l’inquiétude qu’elle suscite, celui de la lecture privée, et la formulation de la masturbation comme problème, sont les développement d’un même monde. Les problématiques sont semblables. En un certain sens, il en va de même avec l’extension du crédit. Bref, je ne peux produire une explication de la façon dont la masturbation est devenue un problème que dans le contexte général de la nouvelle société du commerce. Cela dit, je n’éprouve pas le besoin de trouver une cause unique.

Considérez-vous la façon dont Freud s’est saisi de la question de la masturbation comme une rupture, ou l’inscrivez-vous plutôt dans la continuité des préoccupations nées au XVIIIème siècle ?

Les deux. Du monde ancien, Freud conserve l’idée que la masturbation, pratiquée par un adulte, constitue un problème. Elle est à la fois l’indice d’un développement interrompu avant l’heure et le substitut d’une insatisfaction sexuelle. Dans son étude sur Dostoïevski par exemple, Freud établit un lien entre l’addiction à la masturbation et d’autres addictions, comme celle qui caractérise le joueur compulsif.

Il n’en reste pas moins qu’il modifie profondément le discours dont il hérite. Avec lui, la masturbation n’est plus un problème que chez l’adulte qui n’y a pas renoncé. Elle est, en revanche, considérée comme une étape essentielle du processus de construction de la sexualité. Il serait trop long de décrire en détail l’élaboration de la conception freudienne de la masturbation. Sans doute doit-elle, pour une part, à la réflexion de Havelock Ellis, l’inventeur du terme « auto-érotisme », qui considérait la masturbation comme une pratique naturelle aux enfants, aux animaux et aux peuples primitifs, mais impropre à l’être mûr et civilisé. Avec Freud, la masturbation devient la forme fondatrice de l’expression sexuelle, correspondant à l’énergie sexuelle désordonnée de l’enfant. Dans ces conditions, le passage à la sexualité organisée de l’âge adulte exige qu’elle soit abandonnée.

Or cette exigence prend une forme singulière dans le cas particulier des femmes. Devenir une femme, c’est non seulement renoncer à la masturbation infantile, mais aussi au type d’orgasme qu’elle procure : c’est passer, en d’autres termes, d’une sexualité clitoridienne à une sexualité vaginale. Dans La Fabrique du sexe, j’avais analysé le recours de Freud à l’autorité rhétorique du langage de la biologie pour faire admettre cet étrange conte culturel, par lequel il décrit le passage de la petite fille à la femme adulte comme le refoulement nécessaire de la sexualité clitoridienne. L’abandon de la masturbation peut être considéré comme un aspect de ce passage. Ce discours, et la façon dont il a reposé les termes du « problème de la masturbation », en le limitant à la sexualité adulte, a eu une énorme influence.

On peut se demander si on est bien sorti, aujourd’hui, de l’histoire que vous racontez. D’un côté, il nous est difficile de ne pas sourire quand on voit avec quel sérieux la question a pu être envisagée : nous n’en sommes plus là. De l’autre, il n’est pas sûr que la masturbation ne soit plus un problème.

Sans doute avons-nous atteint l’autre rive de l’histoire freudienne. La masturbation n’est plus seulement une étape du développement de soi dont l’abandon serait un signe de maturité, de santé mentale et de conformité sociale : elle est devenue partie intégrante de la « création sexuelle de soi ». Sur ce point, on peut évoquer l’exemple d’un certain nombre de féministes, et celui du mouvement gay.

Il y a eu d’abord les féministes anti-freudiennes de la fin des années 1960 et du début des années 1970, comme ce collectif de Boston qui publie Notre corps, Nous-mêmes (Our Bodies, Ourselves). Elles critiquent à la fois l’ancienne culpabilité liée à la masturbation et le modèle freudien : la masturbation est une voie essentielle dans la connaissance de soi, dans l’expérience et l’expression de son corps et de son plaisir. Michel Feher, mon éditeur, m’a fait remarquer à ce propos qu’il y avait là comme l’exemple parfait de ce que pourrait être un stoïcisme moderne : un sujet autonome, autarcique, qui peut prendre du plaisir par et de lui-même.

Il y a aussi cette sorte de masturbation socialisée qui s’est développée dans le mouvement gay américain au cours des vingt dernières années, sans doute liée au contexte de prévention du sida, mais qui l’a largement excédé. Il suffit de consulter le web pour trouver de nombreux sites, bénéficiant de millions de connexions, avec des variations infinies, comme ces versions « tantriques » à Los Angeles. Il ne s’agit pas seulement des jerkoff buddies, autrement dit de masturbation mutuelle, mais d’un « do it yourself » à plusieurs : on se débrouille tout seul, mais sans être solitaire. On a donc une espèce de sociabilité couplée à une sorte d’autarcie. Le tout fait l’objet d’une production théorique et d’une production pornographique positivement assumées.

Au passage, on peut relever que vous parlez très peu de la masturbation mutuelle.

Elle est envisagée dans les textes monastiques que j’évoquais tout à l’heure. Mais il n’en est plus question dans la période moderne : quand bien même on apprend à se masturber à l’école, personne ne dit plus que c’est mutuel. On ne saurait mieux qualifier le changement qui s’opère au début du XVIIIème siècle : pour Pierre Damien ou Thomas d’Aquin, le problème est le mutuel ; et pour les modernes, c’est le solitaire.

Pour les modernes, la masturbation mutuelle est soit hétérosexuelle, soit homosexuelle, mais pas auto-érotique.

La masturbation mutuelle n’a pas les caractéristiques obsessives de la masturbation. Si elle est hétérosexuelle, elle peut être un problème ; si elle est homosexuelle, un autre problème. Mais elle n’est pas notre problème.

Revenons à la question des avatars de la masturbation dans notre présent. Et si le problème avait changé, à défaut de s’être dissipé ?

D’un côté, l’histoire féministe et l’histoire gaie laissent penser que nous sommes sortis du bois. D’un autre côté, il semble qu’il soit encore difficile d’aborder le sujet sans que cela crée un malaise et suscite des rires nerveux. J’en ai récemment fait l’expérience. Je devais aller présenter mon travail à Harvard, dans le cadre d’un programme de littérature et d’histoire. J’ai reçu une lettre de l’un des responsables de ce programme, qui trouvait embarrassant qu’on fasse travailler des étudiants sur la masturbation - tout en se défendant du soupçon de puritanisme : son seul article publié à ce jour, disait-il, était consacré à la pédophilie en Chine. Il s’en est suivi un débat sur la question de savoir si l’exercice serait ou non obligatoire. L’affaire a été relayée par le Boston Globe, qui s’est inquiété qu’on puisse suspendre l’obtention d’un diplôme - ce n’était en fait pas le cas - à un travail sur la masturbation. Une solution a été finalement trouvée : les étudiants pourraient choisir entre la masturbation et les droits de l’homme. Au bout du compte, deux cents étudiants ont choisi la masturbation (et un seul les droits de l’homme). Mais je crois que rien de tout cela ne serait arrivé si j’étais venu parler de pédophilie, de sodomie ou de tout autre sujet.

Un autre exemple : une énorme enquête sur la sexualité en Amérique - la plus importante depuis Kinsey - a été menée à Chicago. Tout ou presque y était abordé - la sodomie, la fellation, etc. Or ces courageux enquêteurs n’étaient embarrassés que pour poser deux questions : l’une sur la masturbation et l’autre...

... sur la pédophilie ?

... sur les revenus des personnes interrogées !

Il y aurait donc deux pistes. D’une part, la masturbation est problématique, au sens où elle reste investie d’une valeur, négativeoupositive (dans le cas des féministes ou des gays) : une pratique privée dotée d’une portée publique. D’autre part, la masturbation est problématique, au sens où il est gênant d’en parler : une pratique privée qui provoque des ricanements quand elle fait l’objet d’un discours public.

Je crois en effet que ce monde du commerce et de la vie civique, à l’apparition duquel était liée la naissance du problème de la masturbation, n’a pas disparu : dans ce monde, la masturbation reste problématique. Évidemment, les discours ont changé : on ne peut plus dire comme aux XVIIIème et XIXème siècles que la masturbation rend sourd, fou ou chauve ; on ne dit même plus, comme chez Freud, qu’il ne s’agit que d’une étape du développement. On parle aujourd’hui d’un aspect important de la sexualité humaine. Mais vous avez raison, elle reste affectée d’une valeur, même si cette valeur a été inversée. Quoi que ce ne soit même pas toujours le cas : la juriste féministe Catharine MacKinnon, dans sa critique de la domination dans la sexualité, peut encore considérer la masturbation comme le prélude au viol, et lier, autour de la pornographie, la masturbation et la violence à l’encontre des femmes, qu’elle suscite également, selon elle.

Ce qui est potentiellement contradictoire.

En effet. Je cite d’ailleurs ce collègue de Freud, Stekel, qui considérait au contraire qu’il fallait encourager la masturbation pour éviter toutes sortes de violences. Ou la campagne La masturbation, pas le viol (Masturbate, Don’t Rape) du ministère de la Santé sud-africain. On pourrait encore trouver d’autres exemples, sans doute plus nombreux aux Etats-Unis qu’en France.

Vous montrez qu’il y a eu deux étapes dans le discours féministe sur la masturbation féminine.

L’enjeu de la première, explicitement anti-freudienne, était le clitoris. Selon Freud, l’abandon de la masturbation était lié au passage à une sexualité adulte, c’est-à-dire vaginale. Cette première offensive est marquée par la publication du « Mythe de l’orgasme vaginal » de la féministe radicale Ann Koedt, en 1973. La seconde vague pose cette fois la question du vagin - entendez : la pénétration et le godemiché. Elle a d’abord été posée dans les milieux SM lesbiens, au tournant des années 1980, entre autres, par Gayle Rubin ; mais elle a depuis largement dépassé ces milieux. Les ventes de godemichés, en Amérique, et plus encore en Europe, ont atteint des niveaux considérables : cela se chiffre en millions, même s’il est difficile d’obtenir des données précises.

Pour résumer, vous suggérez que la sexualité est un problème universel, et que c’est la nature du problème qui varie dans l’histoire et selon les cultures.

Et la masturbation est le problème particulier d’une période. Il se pourrait bien que nous soyons à la fin de cette période. Le problème de la masturbation apparaît en Occident, et se diffuse partout où va l’influence occidentale. C’est pourquoi je suis peu disert sur les autres cultures. Dans un roman d’Oe, le Prix Nobel japonais, on voit un jeune homme s’inquiéter de la fréquence avec laquelle il se masturbe. C’est l’un des traits de son occidentalisation. Cette inquiétude n’aurait pas de raison d’être dans une version japonaise traditionnelle : on connaît des récits où des moines se masturbent ou se sodomisent sans que cela pose le moindre problème - cela fait partie d’une culture homoérotique, cela correspond à une éthique. Le problème naît à partir du moment où cette culture se connecte avec l’Occident. Mon histoire est donc une histoire de l’Occident dans ses relations avec le monde.

Pouvez-vous revenir sur l’épisode, diffusé peu après la première élection de Bill Clinton, de la série télévisée Seinfeld que vous mentionnez à la fin du livre ?

Il s’agit de l’épisode où George gagne le concours de celui qui tiendra le plus longtemps sans se masturber. Quelques épisodes plus tard, il candidate à un poste de mannequin... de mains. Le mannequin précédent a ruiné sa carrière pour les raisons que l’on devine. « Soyez tranquille pour mes mains, dit George à son employeur : j’ai gagné le concours de celui qui tient le plus longtemps sans se masturber ». À la fin, Georges avouera du reste qu’il a menti, et que le vrai vainqueur est Jerry.

Si la « sitcom » est le genre par excellence de la socialité, Seinfeld en est précisément une variante paradoxale : c’est l’individualisme radical...

Tout à fait : c’est la série culte du solipsisme. Le rire vient ici du fait qu’on n’est plus au XVIIIème siècle : on peut regarder tout cela à distance, et donc avec ironie. Toutefois, cette plaisanterie court tout au long de la série, avec une insistance révélatrice : du problème posé par le XVIIIème siècle, on n’est peut-être pas vraiment sorti non plus.__

  • Merci à Rebecca Dolinsky et à Sébastien Chauvin pour leur aide précieuse à la retranscription.
  • Les illustrations de cet entretien ont été empruntées au livre de Thomas Laqueur. Que Michel Feher en soit remercié.
  • Solitary Sex. A Cultural history of Masturbation. Zone Books, New York, 2003