Vacarme 12 / chroniques

ultime menu en l’honneur de quatre lecteurs de Vacarme

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Il en est dans la vie comme en cuisine, certains plats, à trop souvent passer sur votre table, lassent et découragent l’appétit. Or dans son journal culinaire intime, même la plus généreuse cuisinière du monde ne peut tenir chronique que de ce que la vie lui mitonne. Elle sait inventer des recettes, mais pas d’histoires : elle ne fait de cuisine qu’à la première personne, quand bien même elle a toujours affecté d’employer à l’égard du lecteur, l’obligeant à tomber tout cru dans sa marmite affective du moment, un vous dévorateur et gourmand. De ladite marmite, toutefois, se dégage depuis peu un goût de réchauffé suffisamment prononcé pour que la cuisinière, par égard à sa fierté et sa réputation, s’abstienne de servir un vieux ragoût aux fines gueules que sont ses fidèles lecteurs, ceux qui, depuis un lointain Menu pour séduire (Vacarme n°1), commencent par s’attabler à cette chronique dès qu’ils ont la revue en main.

Qu’on se rassure toutefois, la cuisinière n’est aucunement sur le point de mettre sa tête dans le four plutôt qu’un gratin. Elle va bien, simplement son éthique lui interdit de repasser les plats. Elle garde dans son livre de cuisine personnel de nombreuses recettes sous le coude, et dans ses rêves de nombreux menus dont elle attend seulement que les circonstances de sa vie lui permettent de les servir. Dans cette attente, donc, et sans préjuger, comme pour certaines cuissons, de sa durée, il fallait bien que, pour cette ultime chronique jusqu’à nouvel ordre, la cuisinière imaginât le moyen de finir en beauté tout en respectant sa résolution de mettre un couvercle sur son intimité et, partant, de fermer la porte de sa cuisine au regard des lecteurs. S’agissant à la fois de ne plus parler d’elle et de prendre congé d’eux, elle se dit naturellement qu’elle n’avait qu’à les inviter à un grand dîner en leur honneur, dans lequel elle leur donnerait le meilleur de son art. Mais qui étaient ces lecteurs ? Elle en connaissait bien un certain nombre, proches amis de Vacarme et proches amis tout court, et nombre d’autres juste croisés lors de quelques convivialités vacarmesques. La cuisinière ne compte plus tous les mots gentils et compliments qu’on lui fit de vive voix, et tient à exprimer sa gratitude pour tant de chaleureuses attentions.

Trois lectrices et lecteurs, cependant, firent ce que la cuisinière, comme tous ceux qui ont à coeur de faire Vacarme, au fond attendent et espèrent de leurs lecteurs : ils lui écrivirent. La cuisinière, qui ne les avait jamais rencontrés mais conservait jalousement leurs lettres et adresses serrées au milieu de ses fiches-cuisines, s’empressa donc de leur envoyer un carton d’invitation. Au jour dit, aucun ne manquait à l’appel, et la cuisinière eut le plaisir rare de leur offrir le menu-dégustation suivant :

Asperges sauce mousseline
Ravioles d’épinards maison
Potage velouté aux crevettes

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Filets de sole pochés, sauce safranée
Magret de canard caramélisé à l’orange
Bouchées de saumon étuvé sur émincé de poireaux

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Joue de boeuf aux mûres et au vin rouge, purée de céleri
Jarret de veau aux légumes nouveaux
Selle d’agneau rôtie au thym et timbale d’aubergines au roquefort

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Trio de salades de saison

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Fromages

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Charlotte en manière de Forêt Noire
Mousse de fromage blanc au citron sur coulis de mangue
Tarte tiède aux poires et au miel

La soirée fut délicieuse, et lorsque vint le moment de se séparer, la cuisinière remit à chacun de ses convives, pour les remercier, les douze recettes qu’ils venaient de goûter. Et ils ne lui en voudront pas, si, reprenant un jour le fil de cette chronique, elle en dévoile alors quelques-unes.