rencontre avec les effacés et les invisibles

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Étrange organisation de la frontière, lieu de contrôle où se matérialise la hiérarchie des droits que génère la construction de l’Europe, la Transalpine est aussi un lieu de mobilisation, notamment celle des "effacés", ces citoyens slovènes rayés des registres de l’état civil en 1992, donc privés de leurs droits civiques et sociaux, d’un trait de plume.

Dans l’Europe des États-Nations, où la citoyenneté découle de l’appartenance nationale, nombreux sont ceux qui ont été exclus du bénéfice des droits fondamentaux. En Slovénie, à côté des « clandestins » et des migrants, on trouve une autre catégorie de personnes, les Izbrisani (effacés), des citoyens slovènes qui ont perdu toute identité. Parce qu’elles sont d’origine non-slovène et n’avaient pas fait les démarches pour obtenir la nationalité slovène après l’indépendance en 1991, 18305 personnes (soit 1% des Slovènes) ont été effacées le 26 février 1992 du registre national slovène dit de « résidence permanente » (données informatiques effacées, fichiers papier passés à la broyeuse). Le nouvel État slovène les a ainsi privées de tout droit, en premier lieu celui de rester sur le territoire. Le destin de cette population, désormais hors-la-loi, est maintenant entre les mains des administrations et des polices locales dotées de pouvoirs discrétionnaires. Ces dénaturalisations massives ont eu lieu dans l’ombre des beaux discours sur les droits de l’homme et le destin commun de l’Europe. Mais c’est un fait : le chemin parcouru par la Slovénie pour son entrée dans l’Union Européenne a ainsi été pavé des vies dépouillées des effacés. Depuis sa création en 2002, l’Association des effacés a remporté de considérables victoires. La Cour constitutionnelle slovène a enfin admis que l’« effacement » était illégal et que l’État slovène devait restaurer rétroactivement leur statut juridique. Mais le Parlement et les gouvernements successifs, ignorant cette décision, ne leur ont pas redonné le statut de résidents permanents. À ce jour, seule une faible minorité des effacés a récupéré ses droits. En Slovénie, six mois avant les élections législatives de 2004, dans un contexte politique hostile aux effacés, les associations engagées dans ce combat ont décidé de déplacer la lutte à un niveau européen. Il s’agissait de mettre en commun l’expérience des effacés et celle des migrants, et d’articuler ces luttes à l’intérieur du nouveau régime des frontières européennes. Au-delà des questions spécifiques aux effacés, ces différentes luttes se sont rejointes dans une revendication commune : celle d’une nouvelle citoyenneté européenne, à la fois extensive et inclusive.

Pour ouvrir l’espace public européen, il a été décidé d’intervenir dans la zone symbolique de la frontière entre Gorizia et Nova Gorica. Cette intervention s’est articulée autour du projet Invisibles of Global Europe, qui a débuté par deux séminaires organisés à Ljubljana et à Trieste sur le problème de la citoyenneté européenne, et s’est prolongée par l’occupation du centre social Clandestino à Gorizia et des manifestations contre le centre de rétention des étrangers de Postojna. Deux jours avant les cérémonies du 1er mai 2004 à Gorizia où Romano Prodi, alors Président de la Commission européenne, allait célébrer l’entrée de dix nouveaux pays dans l’Union Européenne, deux conférences de presse ont été organisées sur la frontière italo-slovène pour montrer au reste de l’Europe les contradictions de la citoyenneté européenne. La première a eu lieu près de la place de la Transalpine, à cheval sur la frontière qui divise les villes de Gorizia et Nova Gorica. Séparés par la barrière, se faisaient face les militants du mouvement slovène Dost Je ! [1], l’Association des effacés, le groupe local d’activistes MIG 21, les militants du groupe italien Sportegli degli invisibili, le collectif de migrants de Gorizia et des membres de l’Assemblée régionale de la région Frioul-Vénetie-Julienne. La seconde s’est déroulée au centre culturel Mostovna à Nova Gorica. Ces activistes des deux côtés de la frontière, migrants et effacés, ont ensuite voulu symboliser cette zone transfrontalière par une longue marche à travers Nova Gorica, jusqu’à la Transalpine. Cette manifestation s’adressait plus particulièrement à Romano Prodi, à qui les effacés avaient demandé une audience avant son discours officiel sur la place. Cette requête avait d’ailleurs été soutenue par de nombreuses personnalités politiques italiennes, mais, du côté slovène, uniquement par des intellectuels et des membres de la société civile ; aucune personnalité politique n’avait en effet souhaité apporter son appui à ces « nouveaux citoyens de l’Europe ». Un des objectifs de cette manifestation était de faire connaître une des nombreuses et tragiques histoires des effacés. C’est ainsi que fut racontée, en présence de sa soeur et sa fille, l’histoire d’un effacé arrêté par la police slovène, expulsé en Croatie puis en Bosnie-Herzégovine, au motif qu’il y était né. Enrôlé en tant que bosno-serbe au sein des Forces bosno-croates, il fut bientôt tué au combat. Son corps a été récemment exhumé. Mais aucun journaliste n’était là pour entendre son histoire.

Clôture ou mosaïque, il demeure une frontière

La zone frontière formée par Gorizia et Nova Gorica a constitué tout au long du XXème siècle une région multiculturelle et multiethnique. Mais cet espace commun a été détruit par le renforcement des frontières des États- Nations entre la Yougoslavie (puis la Slovénie) et l’Italie. Les rivalités nationales, amplifiées par la guerre froide, ont laissé de profondes marques au sein de ce territoire et de ses mentalités. Nova Gorica a été construite après la seconde Guerre mondiale pour compenser la perte des villes slovènes, abandonnées à l’Italie de l’autre côté de la nouvelle frontière. Un seul bâtiment, la gare de la place de la Transalpine, fut laissé à la Yougoslavie socialiste. Cette nouvelle ville sur la frontière devait être la façade de la prospérité et de la richesse du régime socialiste. De l’autre côté de la frontière, la perte de l’Istrie et de la Dalmatie (aujourd’hui en Croatie) ont alimenté le nationalisme italien. À la fin de la guerre froide, après l’échec des projets socialistes en Europe de l’Est et la dislocation de la Fédération des républiques yougoslaves, la frontière entre Gorizia et Nova Gorica a revêtu de nouvelles significations. Aujourd’hui elle est devenue une frontière Schengen, la ligne de défense de l’Union Européenne contre les migrants. En dépit des positions officielles unanimes pour une Europe sans frontières, elle est devenue plus fermée, contrôlée et clôturée. Le nationalisme, couplé au racisme anti-immigrés, a complètement faussé la perspective d’une ouverture des frontières. Et les discours des politiciens confrontés au déploiement de la police et de l’armée et à la création de camps de rétention pour étrangers le long de la frontière, sont devenus grotesques [2].

C’est dans ce contexte que les mouvements activistes émergents en Slovénie, l’association des effacés et celles des migrants, se sont engagés pour une autre Europe des droits, pour un autre espace politique commun et une autre liberté de circulation et des migrations. À la veille de l’élargissement de l’Union Européenne, il était donc nécessaire pour nous, les activistes d’Invisibles of Global Europe, d’être à Nova Gorica aux côtés de ces effacés, détestés par les nationalistes locaux, méprisés par les hommes politiques et snobés par les médias slovènes. Et le 1er mai, dans la continuité de cette mobilisation, nous sommes parti à Milan participer aux manifestations de l’EuroMayday. Mais, dans l’« Europe sans frontières », les effacés n’ont pu nous rejoindre : la place de la Transalpine leur est restée fermée. Même si la clôture servant de frontière a été remplacée par une mosaïque, la présence policière massive dans les rues adjacentes a montré combien cette frontière est restée scellée. À minuit, le 1er mai 2004, la frontière italo-slovène a été levée pour les personnalités européennes de premier plan. Le lendemain, elle avait déjà repris sa place, avec son cortège de contrôles.

Post-scriptum

Traduit de l’anglais par Élise Vallois & Emmanuelle Cosse

Notes

[1Voir le site www.dostje.org.

[2En décembre 2003, Marko Pogorevc, directeur de la police des frontières slovène, annonçait que d’ici 2006 la Slovénie introduirait à la frontière croate des contrôles en conformité avec les normes Schengen. Les autorités slovènes devraient ainsi instituer des patrouilles le long des 670 km de frontières avec la Croatie, assurées par un contingent spécialisé de 3444 agents. 500 douaniers en service aux postes frontières entre l’Autriche et la Slovénie seraient également employés sur cette frontière. En conformité avec les normes Schengen, la Slovénie disposait déjà de 1800 agents habilités à effectuer le contrôle des frontières, et le gouvernement slovène devait étudier la possibilité d’acquérir des renforts d’équipements. « Nous considérons qu’il est mieux d’investir dans le matériel de nos agents plutôt que de devoir assumer le coût du rapatriement d’une marée d’immigrants illégaux », soulignait-il (« La Slovénie se prépare au régime de Schengen », La Voce del Popolo, décembre 2003).