Vacarme 14 / tramscape

Les voix du tram rencontre entre Gilles A. Tiberghien et Rodolphe Burger

Le citadin des grandes villes marche sans rien voir vraiment, se rend d’un point à un autre, sous terre ou « en surface », traversant des quartiers qu’il ne connaît souvent pas. Il écoute la radio, la musique d’un walkman, dans une bulle de métal et de verre, prisonnier des embouteillages, ou bien lit son courrier, son journal, un livre dans les « transports en commun ». L’« espace public », comme on l’appelle, est ainsi composé de multiples faisceaux particuliers, d’autant d’espaces privés qui s’étirent comme des lignes - de pas, de tram, de métro - qui rythment et organisent la ville. C’est un espace où le plus souvent on se côtoie sans se rencontrer.

Quand on demande aux artistes d’intervenir dans de tels espaces, ce peut être dans le louable souci de rompre une certaine monotonie. L’œuvre ainsi exhibée aux yeux de tous permettrait une pause pour le regard, susciterait un étonnement, un plaisir, voire un sentiment de contrariété. On peut aussi imaginer les choses autrement, et la commande publique à Strasbourg autour du tram est un exemple intéressant d’intelligence urbaine donnant aux artistes sollicités l’occasion de s’inscrire dans un contexte très argumenté qui leur offre de multiples prises historiques, sociales et esthétiques.

Mais il y a aussi les trajectoires, les liens qui articulent les lieux. Le tram déplace un espace dans des espaces qui sont eux-mêmes des axes, des centres et des carrefours articulés sur diverses épaisseurs temporelles. Le tram est un curseur qui active à chaque nouvelle position un morceau de mémoire, enclenche un faisceau de lignes imaginaires sur lesquelles l’esprit peut ou non coulisser, s’aventurer, se tenir simplement au seuil de ce qu’il entrevoit. Rodolphe Burger a travaillé dans ce sens prolongeant des images, produisant à travers des phrasés aux multiples modulations des processus de recompositions mentales où les sons et les sens tissent entre eux de nouvelles significations et décrivent un nouveau territoire dans la ville. Un nom destiné à l’un mais adressé à l’autre, un nom chuchoté quand il devrait être déclamé, un nom écorché, un nom amplifié, un nom qui ressemble à un autre, c’est aussi une ville qui ne se ressemble plus, c’est un trajet qui est presque un voyage. Quand un musicien travaille sur l’espace, il construit de nouvelles temporalités, produisant des écarts où l’imaginaire social peut recomposer de nouveaux liens, peut-être une autre forme de communauté.

Gilles A. Tiberghien C’est en place ?

Rodolphe Burger C’est en cours d’installation. Une douzaine de rames (sur 50) sont déjà équipées. Mais il a fallu pas mal d’ajustements. Il fallait faire avec le système de diffusion du tramway, tout en optimisant la source diffusée, en tenant compte d’un bruit ambiant assez important. Le tram, qu’on imagine très silencieux (il l’est de l’extérieur) est en fait assez bruyant, d’autant plus qu’il est coupé de l’extérieur. Le bruit de la climatisation s’ajoute aux bruits de roulements, aux vibrations mécaniques, etc. C’est du reste ce qui interdisait pour moi d’envisager de diffuser un véritable programme sonore à l’intérieur des rames. J’ai choisi de réserver cela aux stations (cela sera réalisé dans un deuxième temps), et, à l’intérieur des rames, de travailler exclusivement sur la « signalétique » : les annonces des stations, et tous les messages « techniques », « sécuritaires », etc., que prévoyait le cahier des charges de la CTS. Les motifs musicaux que j’ai intégrés (un par station), n’ont pas le statut de jingle. Ils sont assez discrets parce que l’essentiel du travail devait porter selon moi sur les annonces elles-mêmes. On a mis en place, avec la société Aztec, un logiciel dans chaque rame qui nous permet de faire varier en permanence les voix qui annoncent les stations. Plus de cent personnes ont été enregistrées, pour introduire le maximum de variation dans les voix, les timbres, les accents, etc. Le résultat de ce travail, en cours d’installation sur l’ensemble du réseau, s’intitule « vox populi ». C’est aussi le titre d’un morceau, absolument pas prévu au programme, que j’ai réalisé après coup, et qui s’inspire de quelques-unes des interprétations les plus frappantes que les participants ont produites spontanément : ce morceau est plutôt destiné aux radios, il est comme un commentaire amusé et extérieur de tout le projet.

G.A.T. Cela produit-il une sorte de récit en transformation pour celui qui voyage ?

R.B. Ça provoque un effet de décrochement, une minuscule invitation au voyage. On renverse l’approche habituelle de la signalétique sonore dans les lieux publics, qui est en général purement fonctionnelle. Ici il s’agit de « vraies voix », et l’effet produit est saisissant : les stations sonnent comme des lieux, et la litanie des stations devient comme un texte de la ville. D’autre part, la variation aléatoire de la succession des voix rend chaque trajet singulier (on ne fait jamais, au sens strict, le même voyage).

G.A.T. Avez-vous imaginé des plages aléatoires horizontales ? Une forme de déplacement qui suivrait le mouvement du tram et décalerait les musiques peu à peu ?

R.B. J’ai plutôt choisi d’introduire une variation verticale, la musique servant d’élément identificatoire pour chaque station. Les événements viennent des voix, et des décalages éventuellement déconcertants qui tiennent à l’interprétation, quelquefois assez marquée. Quand un supporter annonce le stade de la Meinau, quand un professeur célèbre annonce « Université », quand un habitant du quartier de l’Elsau annonce le terminus en poussant une sorte de cri de joie, quand une interprète anglophone du Conseil de l’Europe bute sur la station « Alt Winmarick », s’excuse (là, apparemment, d’après les échos que j’en ai, lorsque cette annonce tombe, c’est l’hilarité générale dans la rame), etc.

G.A.T. Et en tant que musicien, de quelle façon t’es-tu intéressé à cette commande ?

R.B. Je dirais que je ne me sentais pas, ou pas seulement, en position de musicien. Même les motifs musicaux sont à peine « composés ». Je trouvais a priori intenable la position du musicien qui inflige « sa » musique dans un lieu public (les usagers du tram ne sont justement pas un public). Mon problème était de concevoir un dispositif dans lequel faire entrer l’élément public lui-même. D’où l’idée très simple d’enregistrer des voix anonymes. Tout l’intérêt était dans les surprises que ce dispositif provoquait. Les séances d’enregistrement ont été étonnantes. Philippe Poirier avait réalisé un « casting » de voix (de personnes, plutôt), et la participation a été incroyablement active, l’ambiance très chaleureuse. Ce simple exercice, l’énumération des stations, et la récitation des messages « techniques », devenait une performance émouvante, où chacun faisait entendre quelque chose du commun de la Ville, en faisant sonner singulièrement ses noms. Après, le travail a connu sa phase laborieuse : il a fallu sélectionner les voix et traiter des centaines d’échantillons.

G.A.T. Alors, selon ce qui était conservé, les résultats dans certaines stations sont peut-être plus monochromes que d’autres ?

R.B. Oui, tout était affaire de dosage. Voix étrangères et voix « locales », voix anonymes et voix connues, (c’est devenu un jeu à Strasbourg de les identifier), etc. [1]

G.A.T. Ce mélange crée cette fiction bizarre, une voix repérée puis une autre ; ça permet des superpositions.

R.B. C’est l’effet recherché. Il y a aussi l’écart des âges, la voix la plus jeune est celle d’une petite fille de 4 ans et demi, la plus âgée celle d’un monsieur de 82 ans.

G.A.T. En fait il y a toutes sortes de paramètres en jeu, qui tiennent aux sons, à la diversité sociale, aux classes d’âge. Ils interviennent un peu comme des éléments de composition de sorte que l’on peut peut-être parler de paysage plutôt que d’environnement sonore si on considère justement que le premier se distingue du second par ce souci de mise en forme du son.

R.B. On n’est peut-être ni dans l’un ni dans l’autre. Dans les stations il s’agira plus de paysage, ou de ce qu’on appelle soundscape. Mais pour les annonces dans le tram, l’intervention s’applique à quelque chose qui existait déjà, et qui a un caractère fonctionnel. Il s’agissait de ne plus utiliser des voix robotisées et de mettre à la place les voix des usagers.

G.A.T. Mais vous faites remonter ces voix. C’est cela d’une certaine façon le paysage, c’est une recomposition. Il y a le registre de ce que tu produis, toi, et celui des effets aléatoires produits par cette combinatoire. C’est une sorte de pari. Que signifie pour toi le fait de répondre à une commande publique ?

R.B. Il y a une question de responsabilité, à laquelle j’ai choisi de répondre de façon simple et intuitive. J’ai essayé d’imaginer ce qui me plairait, en tant qu’usager. J’ai tout de suite pensé « voix » et non pas « musique ». Anonymat relatif plutôt que « création signée ».

G.A.T. Quand quelqu’un prononce un nom propre, il se l’approprie.

R.B. C’est la communauté des noms propres : ce sont des noms propres pris comme communs. C’est ce qu’explique Benjamin à travers son idée de la Ville comme « sprachlicher Kosmos » (cosmos de langage). La Ville seule, selon lui, aura opéré cette révolution : le nom propre devient commun (il pense aux noms des rues, cela s’applique a fortiori aux noms de lieux, aux stations de tram par exemple, qui sont comme les totems de la Ville). C’est frappant comme Berlin, par exemple, malgré la tentative en cours d’effacement des traces, reste une Ville-texte, pleine de langage, notamment à travers sa signalétique.

G.A.T. Cela fait donc une communauté improbable de locuteurs qui donne une respiration au nom.

R.B. C’est cela qui est annulé par l’approche technocratique de la signalisation. Les voix désincarnées, qui sont généralement utilisées, font disparaître l’ « aura » des noms, ce que tu appelles leur respiration. C’est ce qui frappe, quand on recourt à des voix « réelles » : à quel point cela fait remonter et résonner l’aura du nom, et de quelle façon cela reconfigure un horizon de la « communauté urbaine ».

G.A.T. Il y a quand même ce que l’on appelle une « communauté urbaine ». Je pense à ce que raconte Frances Yates dans l’Art de la mémoire. Dans ce livre elle montre comment depuis l’Antiquité, depuis Cicéron et Quintilien disons, et jusqu’à la Renaissance en gros, on avait mis au point des procédés mnémotechniques pour se rappeler les textes à une époque où l’oral était très important. Ainsi un type qui avait 2000 vers à apprendre les distinguait en quatrains et à chaque fois il plaçait l’un de ces quatrains dans un lieu qu’il connaissait. Par exemple sur un trajet que tu connais très bien et que tu fais tous les jours, il y a disons une poubelle à dix mètres, une porte cochère un peu plus loin, ensuite il y tel arbre, et à chaque fois tu places un quatrain, de telle sorte que l’enchaînement étant connu, tu peux facilement te remémorer l’ensemble.

R.B. Ça me fait penser au Chant des pistes de Chatwin, dans lequel il explique comment, chez les aborigènes, la carte et le chant sont liés. C’est présent aussi chez les Navajos. Les chants sont des chemins dans un paysage.

G.A.T. Oui, mais ces lignes de chant correspondent au territoire de celui qui connaît le chant. Chez les aborigènes, si celui qui possède ce territoire meurt, s’il n’a pas de descendance, ce territoire est vacant. Tandis que dans l’Antiquité il s’agit d’un art mnémotechnique qui se poursuit jusqu’à la Renaissance. Pour ce tram, il y a des lieux qui sont aussi des lieux de mémoire et il y a quelque chose dans la profondeur donnée par ces 8 ou 10 voix différentes dans chaque station qui permet de cartographier une certaine épaisseur de la ville, une temporalité...

R.B. Absolument, c’est ce dont parle Benjamin, ce passé qui est dans le nom.
Cela m’évoque aussi le disque que je viens de terminer avec Olivier Cadiot sur les Welches. Il y a ce chant qui s’appelle « Tante Élisabeth » qui est chanté par une vieille dame, Madame Rosa ; il s’agit de la description du jardin de la tante Élisabeth, et c’est un chant par accumulation : dans ce jardin il y a un cerisier, sur cet arbre la plus belle branche, sur cette branche un oiseau, puis la plume... Ça s’accumule et c’est sublime. Du point de vue de la mémoire c’est stupéfiant et quand elle chante elle est comme dans une vision, le chant déroule un espace.

G.A.T. Je voulais reparler de l’installation sonore que vous allez créer à l’intérieur des stations.

R.B. L’idée est de constituer au préalable des banques de données, à partir desquelles sera constitué le programme sonore qui sera diffusé dans les stations (où les conditions de diffusion sont beaucoup plus favorables). Là encore, mon problème était : comment échapper à la fois à l’effet « bande son » qu’induit tout programme continu et à l’effet « installation » dans une création signée inamovible. Comment introduire du jeu, de la circulation, et aussi la dimension collective ? Le programme sera discontinu, et évolutif (non répétitif). Mais surtout il sera conçu comme un mixage entre des éléments sonores hétérogènes, et collectivement constitués. D’où l’idée des banques de données. J’en ai imaginé quatre. La première sera constituée de sons purements ambiants : sons de transports en commun ailleurs dans le monde, mais aussi sons « naturels », non urbains. La seconde sera constituée d’archives sonores de la Ville, il faudra les collecter. Là on accède à la dimension verticale, temporelle, du son : on fait remonter le passé de la Ville (le tramway d’ « avant », tel acteur au TNS en telle année, la Libération de Strasbourg, etc), un ailleurs enfoui. La troisième banque rassemblera les musiques de la Ville, c’est-à-dire toute musique produite à Strasbourg sans aucun principe de sélection. Tout CD produit à Strasbourg entrera de droit dans cette banque, étant entendu que le programme diffusé l’utilisera comme un ingrédient du mixage. La quatrième banque sera constituée d’échantillons purement verbaux. Je compte y travailler avec Olivier Cadiot, avec qui je compte poursuivre le travail de « sampling verbal » (amorcé avec la langue welche [2]). Voilà pour les banques. C’est d’abord à imaginer une matrice, un dispositif de travail, que je me suis attaché. On peut très bien concevoir qu’indépendamment du programme que je proposerai, on puisse confier à d’autres musiciens la responsabilité du programme. Les banques constituent une règle du jeu, qui laisse ouverte la possibilité pour chacun de proposer son mix du tram, c’est-à-dire son mix de Strasbourg...

G.A.T. Quand on parle de « land art sonore », ce n’est pas tout à fait approprié et pourtant c’est intéressant car l’intégration de ces bruits qui viennent de l’extérieur produit comme une dilatation de l’espace. Dans l’imaginaire des gens de la ville, une vertu du land art serait de desserrer le tissu urbain, de créer des vides, des interstices. Tu produis une expansion d’un territoire sonore. Tu fais avec le son ce que d’autres font avec un espace, mais dans les deux cas tu crées de l’imaginaire. C’est mental.

R.B. Exactement. Mais y a t-il beaucoup d’exemples de land art dans les villes ? Parce que le land art ça évoque les grands espaces.

G.A.T. Certains artistes sont intervenus. Heizer par exemple a fait transporter un énorme bloc de rocher de plusieurs tonnes à un croisement à Manhattan (entre Madison et la 54e rue). Il y a taillé des encoches qui sont les positions cryptées du rocher. C’est une sorte de traducteur de la position spatiale de la roche qui provient d’un désert situé à plusieurs centaines de kilomètres. Cette roche est déplacée à tous les sens du terme. Comme on dit que quelqu’un est déplacé ou qu’une remarque est déplacée. Il y a aussi Jan Dibbets, un artiste hollandais qui avait fait dans les années soixante ce qu’on appelait des « perspectives corrigées » : des trapèzes dessinés au sol qui se redressaient comme un carré sur la photographie qui en était prise et semblaient être sur l’image et non pas dans l’image. Récemment, en 1994, il est intervenu à Paris. La Société des Amis d’Arago voulait refaire quelque chose pour remplacer la statue d’Arago détruite pendant la guerre. Cette statue se trouve en bas de l’Observatoire exactement sur la ligne de la méridienne. II a disposé des médaillons, 135, qui traversent Paris le long de la méridienne, du Nord au Sud. C’est presque invisible. Jacques Reda a essayé de suivre cette ligne. Il raconte ça dans un petit livre publié chez Fata Morgana, Le Méridien de Paris.

R.B. En fait, dans tous les cas, il s’agit d’inciter dans l’espace urbain le non-urbain, le rocher, la ligne droite, pour faire brèche et introduire un relief par l’irruption d’un autre horizon. L’équivalent sonore de cet horizon serait le silence.

G.A.T. Walter De Maria, qui était batteur du Velvet Underground et qui a tout arrêté avant le premier enregistrement pour faire une carrière d’artiste plasticien, a continué à jouer jusqu’à la fin des années soixante. On retrouve une trace de cette pratique dans ses deux films : Two lines three circles (1968) et Hard Core (1969). Dans le premier on voit De Maria s’éloigner dans le désert entre deux lignes d’un mile de long tracées à la craie et qui semblent se rejoindre à l’horizon. La caméra fait trois tours sur elle-même et, à la fin, De Maria a disparu au point de fuite. Il a composé la musique obsédante qui accompagne sa marche. Le son continu produit un effet de silence sonore obsédant. Il y a longtemps, Jean-Jacques Birgé, au moment ou il créait Un drame musical instantané m’a fait écouter le Drône de La Monte Young avec qui De Maria avait été très lié. La diffusion de ce son constant et insensiblement modulé modifiait complètement notre rapport à l’espace. En même temps cela nous rendait très sensible aux variations de notre propre corps. L’écoute d’un bruit uniforme peut aussi avoir un effet de silence. Jusqu’à quel point produit-on du silence en produisant un son ?

R.B. C’est une affaire de perspective, ou de point de fuite. La question c’est de mettre le silence à l’horizon.

G.A.T. Si tu avais pu sonoriser toute la ligne de tram, en disposant de tous les moyens nécessaires, qu’aurais-tu fait ?

R.B. Deux choses : créer des sas, des seuils, faire entrer le son urbain. Pour le convertir, le traiter, le rendre perceptible, le travailler. Et introduire un pôle de silence pour que le relief sonore apparaisse. Créer des espaces de silence non-signalés (par exemple en diffusant localement la phase inverse du son ambiant, ce qui l’atténue sensiblement, suffisamment pour créer un effet de rupture). J’aurais brisé la bulle et surtout, j’aurais cherché à supprimer le son de la clim. Tout cela aurait supposé un travail en amont, impliquant le constructeur du tram. Bref, quelque chose qui était impossible, en termes de coûts et de délais.

G.A.T. As-tu analysé le son de Strasbourg ?

R.B. Oui, et ce qui est très intéressant, c’est à quel point le tram modifie radicalement l’espace sonore de la Ville. De deux manières contradictoires : en créant de vastes zones silencieuses, débarrassées du son des voitures, et en engendrant la tentation d’une occupation sonore purement commerciale de ces zones. Un effet " Amsterdam " d’un côté, avec une présence frappante de la voix humaine, et, par exemple au moment du Marché de Noël, un effet supermarché généralisé.

G.A.T. Et le reste de l’environnement sonore, en dehors du tram, c’est quoi ?

R.B. C’est le son des cloches de la cathédrale, la sonorité caractéristique des villes où la présence de l’eau crée des trouées calmes dans l’espace. C’est aussi, paradoxalement, le son d’une ville touristique, où la surenchère commerciale est virulente.

G.A.T. C’est vrai qu’il y a des bruits très différents d’un lieu à l’autre, d’un pays à l’autre. Il y a une rythmique différente.

R.B. Ce qui fait aussi que la notion de nuisance sonore varie selon les lieux. C’est pour cela que la politique sonore telle qu’elle se développe au niveau de l’État et des municipalités me paraît très contestable. Il se trouve que la Ville de Strasbourg, en me proposant de travailler sur le tram, ouvre une porte. Mais ce n’est pas un hasard si c’est passé par le biais de la commande artistique. La politique générale des villes en la matière est incroyablement rudimentaire et technocratique. Définir une nuisance par un seuil de tolérance mesurable en termes de décibels, par exemple, est une absurdité. Il faut tenir compte de la « qualité » d’un son autant que de son niveau en terme de signal acoustique. On sait parfaitement qu’un son insidieux qu’on ne perçoit même pas (un bruit de climatisation, par exemple) peut constituer une véritable nuisance. On ne tient pas compte de la complexité de la physiologie de l’oreille. L’oreille humaine dispose d’un compresseur-limiteur interne qui lui permet de se protéger des agressions, mais aussi de supporter avec plaisir des niveaux sonores considérés comme excessifs : ce qui actionne ce compresseur, c’est le désir. Et du point de vue du désir, on peut se délecter du vacarme produit par une ville comme New York, par exemple, comme on peut souffrir de l’omniprésence des musiques d’ambiance, et du présupposé idiot : « la musique adoucit les moeurs », c’est-à-dire que n’importe quoi est préférable au silence (sûrement porteur d’une menace sociale, parce qu’il rend manifeste la séparation).

G.A.T. Par rapport au « land art sonore », la dimension du son reste peu explorée dans les arts. Les gens de Fluxus, par exemple, quand ils ont travaillé dans les déserts, se sont très peu occupés du son, sauf à l’intégrer dans des films. Aujourd’hui c’est un peu différent, me semble-t-il, mais ça reste encore marginal. À Strasbourg il n’y a pas eu de connexion entre la commande plastique et la commande sonore. Par exemple avec le Gazebo, il n’y a pas eu de mise en relation.

R.B. Ça tient aux us et coutumes de la commande artistique. Le seul rapprochement est celui avec le projet architectural de Zaha Hadid : parce qu’il s’agit d’une gare et qu’on peut élaborer en concertation un dispositif de diffusion plus subtil qu’ailleurs.

G.A.T. C’est ce qui a été exploré par Erik Samackh par exemple, un artiste qui travaille avec l’environnement, la nature, la façon dont les éléments, comme la chaleur, la lumière, les mouvements des animaux interagissent grâce à des capteurs. Ces installations se trouvent, entre autres, dans le Marais poitevin, dans le jardin de bambou d’Alexandre Chemétov, à la Villette, ou dans le square Cain à côté du musée Carnavalet où un rossignol invisible se met à chanter le soir venu quand le jardin se dépeuple. On aurait ainsi pu imaginer une combinaison entre le son et l’image sur des éléments aléatoires de ce type...

R.B. C’est vrai que ce travail est comme une amorce. On ne fait que commencer à pouvoir se poser de bonnes questions sur l’« environnement sonore ». Il faudrait relier les approches (plastiques, urbanistiques, sociales, etc.). Il faudrait relier tout cela qui est de l’ordre du lien, et que la Ville incarne. En disant relier, je pense aussi délier : dénouer, laisser le lien se faire ou se défaire.

Notes

[1Un travail de recueil des réactions des usagers du tram a été mené par le Forum itinérant, créé à Strasbourg en 1995 par Karine Vonna et Georges Cazenove. Cette « pratique éditoriale est fondée sur les conversations engagées avec des penseurs, chercheurs, créateurs, travailleurs, chômeurs, citoyens d’ici et d’ailleurs ». Les textes sont glissés dans l’étui d’une boîte de Gitanes estampillée « Faire passer ».

[2On n’est pas indiens, c’est dommage, disque de Rodolphe Burger et Olivier Cadiot (Ici d’ailleurs), est le prolongement d’une performance créée en juillet 1999 autour de la langue welche et de ses locuteurs.