hisser le pavillon ? avant-propos

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La gauche n’aime pas le pavillon. Et ce n’est pas une nouveauté. À la gauche révolutionnaire d’hier, la construction des premières zones pavillonnaires à la fin du XIXe siècle, fortement empreinte d’une idéologie familialiste et hygiéniste, est vite parue suspecte. Engels y voyait l’expression de la volonté bourgeoise de contrôler l’expression des revendications collectives au profit des seuls intérêts individuels. Il y dénonçait l’un des rouages de l’asservissement de la classe ouvrière. Aujourd’hui, la gauche écologique a pris le relais : fondé sur l’usage de l’automobile, facteur d’étalement urbain, le modèle pavillonnaire est dénoncé comme une catastrophe paysagère et environnementale. Aussi, même si ses contours ont évolué, préoccupations morales et mode d’accès à la propriété populaire dominent encore la question. Mais hier comme maintenant, l’opposition paraît vaine : le rêve pavillonnaire — habiter une maison, posséder son logement, si possible un jardin — n’a rien perdu de sa vigueur. Au contraire, le marché se porte au mieux et la population s’accroît dans les zones dites « périurbaines », lieu par excellence de l’habitat individuel et dernière chance d’accès à la propriété pour les classes populaires, chassées des centres-villes par la flambée des prix, répugnant à l’habitat social collectif déprécié qui domine en banlieue. En France, comme ailleurs, le fait pavillonnaire est majoritaire géographiquement. Électoralement aussi.

Si la gauche n’aime pas le pavillon, celui-ci le lui rend bien : les zones périurbaines ont fourni le gros des abstentionnistes et des électeurs protestataires qui ont fait défaut à Lionel Jospin en 2002, et une large part des bataillons qui ont élu Nicolas Sarkozy en 2007. La gauche doit en partie sa défaite de n’avoir pas su comprendre les désirs que le pavillon cristallise. C’est aussi son point de mire : il y a là un double chantier pour la gauche à venir, d’une part parce que la réalité pavillonnaire est moins enchantée que le rêve de pavillon, d’autre part parce que le rêve de pavillon est moins méprisable que la caricature qui en est faite par les élites urbaines. Moins enchantée : la population pavillonnaire fait, elle aussi, l’expérience de la relégation ; à cet égard, les pavillons pourraient bien devenir l’un des lieux majeurs de la question sociale, au même titre que les « cités ». Et moins méprisable : loin d’un simple mimétisme petit-bourgeois, il se pourrait fort que les pavillons constituent, pour ceux qui y vivent et pour ceux qui en rêvent, la marque symbolique et pratique d’une aspiration à réussir sa vie — l’un des laboratoires d’un individualisme populaire que la gauche ne peut plus ignorer.

L’habitat pavillonnaire est, dès lors, pris dans un double noeud où l’urbain sert de support à des considérations morales et politiques. D’un côté, il incarne physiquement l’envers de l’habitat collectif, pensé comme la métonymie d’un certain vivre ensemble. De l’autre, il a comme vecteur l’accès à la propriété des classes populaires, c’est-à-dire à la fois un noeud économique — parce que l’accès à la propriété individuelle n’est pas la propriété et que la fragilité salariale des classes populaires peut transformer un objectif de sécurisation en élément de fragilisation — et un moment politique incertain - e peuple qui possède son logement demeure-t-il populaire, ou se sépare-t-il du reste du peuple, sans pour autant quitter sa condition populaire ?

morale

Si décri et mépris du pavillonnaire s’abritent volontiers derrière des discours techniques, budgétaires, ou écologiques, ils véhiculent toujours un jugement a priori. De l’agora grecque à la grand’place dominée par l’hôtel de ville, la ville compacte centrée sur les lieux de la délibération politique a prétendu incarner le modèle de la cité démocratique, dont la trame urbaine refléterait la manière d’être ensemble. Sans polis, pas de politique. Perçu comme le contre-modèle de ce type d’urbanité, le développement périurbain pavillonnaire serait donc aussi un contre-modèle démocratique, — visible dans la propension de ces territoires à s’abstenir ou à voter aux extrêmes. Double aveuglement. On élude d’abord les déterminants de classe pour des déterminants géographiques, qui présupposent trop souvent que le lieu de résidence est avant tout le produit d’un choix rationnel, alors que les effets conjugués de la précarisation sociale et du renchérissement du foncier tendent au contraire à figer des géographies sociales contraintes. On oppose ensuite la ville centre, ouverte et métisse, à la banlieue pavillonnaire, lieu du repli. Oubliant au passage que l’entre-soi résidentiel n’est pas le propre des espaces périphériques et que le carré haussmannien avec son digicode et son interphone n’a pas grand-chose à envier, en matière de délimitation d’une sphère privée, au lotissement pavillonnaire. Et puis, sait-on vraiment combien de personnes aimeraient vivre dans une petite maison en centre-ville ?

Le développement périurbain pavillonnaire, anti-politique, est-il anti-social ? Les analyses d’Anne Querrien montrent qu’une telle affirmation manque de sang-froid et Teresa Caldeira, étudiant la ville de Sao Paulo, a mis en doute cette corrélation entre habitat et politique : la vie démocratique brésilienne s’est fortement affermie au moment même où la plus grande ville du Brésil se hérissait de murs de séparation entre les quartiers.

Ce qui semble en réalité manquer au pavillonnaire, c’est la rue, lieu des croisements et des mélanges. Mais la rue manque aussi à la ville, non comme lieu physique, mais comme espace politique. Jean-Pierre Raffarin avait peut-être raison : ce n’est plus la rue qui gouverne. Non, comme il croit, parce que la droite a modifié son rapport à l’espace public et à la politique hors les urnes, mais bien parce que le peuple n’est plus dans la rue, au sens où il n’est plus en ville (Guilluy). Villes dépeuplées, au sens strict, parce qu’elles ont relégué les classes populaires plutôt colorées en première ceinture et les classes populaires plutôt blanches au-delà des banlieues. D’où l’on peut tirer une leçon apaisante : le peuple continue à gouverner, puisque ce sont ces territoires périurbains où se logent aujourd’hui les « petits moyens » (Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, Yasmine Siblot) qui font pencher les élections. Et une plus inquiétante : la majorité sociologique et géographique de la population française élit désormais des majorités de droite. La forme des villes change, mais c’est d’abord le coeur des électeurs populaires que la gauche doit conquérir, en abandonnant une part de sa mythologie personnelle et en faisant l’analyse lucide de son électorat, si elle veut revenir au gouvernement. Faire des pavillons l’étendard d’une autre question sociale ne consiste pas à définir une manière d’habiter qui serait « de gauche » et une façon de se loger qui serait « de droite ». Mais hisser cet étendard pourrait permettre de décentrer la gauche de la ville centre et des cités vers les périphéries. Un décentrement, au sens strict. C’est-à-dire aussi un retour à gauche.

propriété

L’une des mesures emblématiques de l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy a été l’allègement des droits de succession et de donation. Au-delà de l’habileté politique d’une décision qui ne concerne en réalité que les nantis, puisque 90% des successions étaient déjà exemptés, les nombreux discours, portés par la droite, sur l’accès à la propriété constituent un levier politique et émotionnel, mais un levier à double tranchant. Les politiques d’accession à la propriété conduites aujourd’hui en France, dans la continuité toutefois des politiques initiées par le ministre du Logement Albin Chalandon au début des années 1970, favorisant de concert avec les promoteurs l’accès à la propriété, font écho à ce qui a bâti la force d’une droite dure dans les années 1980 aux États-Unis et en Grande- Bretagne.

Pour enrayer la socialisation du logement encouragée par les aides publiques, et déprolétariser les classes ouvrières afin de barrer à la gauche le chemin des urnes, les gouvernements Thatcher et Reagan ont mené des programmes d’accès à la propriété massifs qui ont permis de passer, en une dizaine d’années, de plus d’un tiers à peine de propriétaires de leur logement à plus de la moitié. C’est ce qui se produit aujourd’hui en France. Mais aujourd’hui plus qu’hier, le ver est dans le fruit — ou les termites dans la charpente. La faille s’est ouverte l’été dernier de l’autre côté de l’Atlantique. L’accès à la propriété, dont la droite pensait percevoir les dividendes principaux (scinder les classes populaires entre possédants et non-possédants — souvent les derniers arrivés) supposait des crédits peu regardants sur la solvabilité des emprunteurs et l’étalement des remboursements sur des dizaines d’années. Dès les années 1990, les défauts de paiements se sont accrus et l’impossibilité de mettre en faillite des millions de ménages au risque d’une révolte sociale a contraint les banques à inventer une technique financière nouvelle : refinancer les ménages endettés en dissolvant le risque par un enchevêtrement de garanties entre établissement de crédits et une parcellisation à l’extrême des risques, au point qu’on ne sait plus qui doit quoi et à qui. La crise des subprimes de cet été n’est toutefois pas la réplique de 1929 ni même de 1987. On a ainsi vu peu de grandes compagnies ou de banques s’effondrer, parce que précisément les risques étaient répartis. Mais un hoquet attrapé dans quelques zones pavillonnaires de Floride et de Californie a secoué l’ensemble du système économique et financier mondial. Et des millions de personnes se trouvent obligées d’abandonner leur logement. Phénomène qui pourrait bien se reproduire en France, au moment où le chômage lié à la concurrence mondiale et à la précarisation de larges franges des classes encore dites « moyennes » touche particulièrement les espaces périphériques et les acheteurs de pavillons à crédit. En cela, promouvoir une autre politique de la propriété, comme le suggère Anne Querrien, devrait être l’un des axes de réflexion majeurs de la gauche et l’occasion, peut-être, de dépasser la critique formulée par Pierre Bourdieu de ce « placement de père de famille ». Encore faudrait-il pour cela reconnaître la légitimité d’un certain individualisme populaire.

individualisme populaire

L’individualisme est aujourd’hui à la mode, surtout depuis les dernières élections. Il n’est plus exclusivement perçu comme l’expression de la disparition d’un modèle de solidarité et de justice sociale, comme le règne exclusif du « chacun pour soi ». D’où l’enjeu fondamental du pavillon et la nécessité de considérer ces zones périurbaines comme des territoires où peuvent se réinventer, lentement, difficilement sans doute et à condition de s’y intéresser, un projet démocratique. Autrement dit de faire de la question urbaine une question politique, et non plus de rabattre une question sociale problématique sur une question urbaine perçue comme accessible. Passer donc de la carte de la ville au plan d’attaque.

Retour en arrière avant d’aller plus avant ? Dans les années 1920, la banlieue parisienne, en pleine explosion démographique, connaît une première vague d’urbanisation populaire [1]. Le secteur social incapable d’offrir des logements en nombre suffisant, des lotisseurs — châtelains, notaires — proposent des terrains à la découpe, des morceaux de terre où poussent par milliers des pavillons. Les ouvriers bâtissent de petites maisons sans plan directeur d’ensemble. Les terrains n’ont ni eau, ni gaz, ni voirie, ni électricité, ni ramassage d’ordures. Sans lumière, les mal-lotis campent dans la boue et font peur. À tel point que l’État s’en mêle en 1928 avec la loi Sarraut, qui essaie par un compromis improvisé entre le laisser-faire et l’interventionnisme réparateur d’imposer des solutions techniques susceptibles d’améliorer les conditions de vie. Il n’empêche : c’est dans ce contexte social que s’élabore le mythe d’une banlieue décadente et que se prépare la réaction d’après-guerre et la naissance des grands ensembles. Tels qu’imaginés dès 1935, ces derniers devaient combattre la « lèpre » pavillonnaire. L’incapacité supposée des classes populaires à construire rationnellement a pu être perçue comme vecteur de désordre. Ces lotissements défectueux n’en ont pas moins constitué pour ces apprentis propriétaires un mode d’entrée en politique, imposant leur modèle résidentiel et urbain envers et contre tout.

Transposons : le périurbain d’aujourd’hui est une étape de la ville à venir et il n’y a pas de quoi s’affoler de sa disparition. La ville se construit (Gaël Clariana). Et de lotissements pavillonnaires à l’inquiétante uniformité de départ surgissent des réappropriations individuelles dont on ne peut pas connaître encore le visage qu’elles dessineront : leur perception dépendra tout autant du temps qu’il fait que ce qu’on pourra bien y projeter (Jürgen Nefzger). Bien sûr, les architectes ont là un rôle à jouer (Michel Perrot). Mais l’essentiel demeure un pivotement de l’accès à la propriété à l’accès à l’appropriation. Nicolas Laruelle montre par exemple comment certains maires de gauche d’Île-de-France, par souci de désenclavement, font vivre les principes démocratiques. Le développement de circulations douces au niveau individuel permet par exemple de créer des logiques collectives. Ce niveau d’intervention n’est bien sûr pas suffisant. Et il conviendrait de l’articuler à une consistante politique de l’intercommunalité : la gauche aurait à gagner à regarder de plus près comment l’on peut (se) jouer des limites territoriales. Elle pourrait alors réécrire la rencontre entre les pavillonnaires et les autres — que Tim Burton explore dans Edward aux mains d’argent (Mathieu Potte-Bonneville). S’inquiéter en somme du pavillon, sans le restreindre à son propre champ.

Notes

[1cf. Annie Fourcaut, La Banlieue en morceaux. La crise des lotissements défectueux dans l’entre-deux guerre en France, Grâne, Créaphis, 2000.